↑ Claude Brasseur dans Les Rois du gag (Claude Zidi, 1985)
Ça consiste en quoi jouer ? N’oublions pas le mot : on joue.
C’est une occupation qu’il faut faire sérieusement, mais sans la prendre au sérieux.
Claude Brasseur
Visage illustre du cinéma français aussi brillant dans le drame que dans la comédie, Claude Brasseur nous a quittés le 22 décembre 2020 à l’âge de 84 ans.
Issu d’une lignée d’acteurs qui remonte à 1820, il est le fils de Pierre Brasseur, comédien légendaire à la filmographie exceptionnelle, et d’Odette Joyeux, grande star du cinéma français puis écrivaine et romancière. À peine âgé de vingt ans, le jeune Claude décide d’inscrire ses pas dans ceux de ses aînés. Il monte sur les planches du Théâtre de Paris avec une pièce de Marcel Pagnol, Judas, créée le 6 octobre 1955. Un an plus tard, il fait sa première apparition au cinéma dans Rencontre à Paris, une comédie de Georges Lampin avec Robert Lamoureux et Betsy Blair. Au fil des expériences de tournage, il apprend son métier auprès des plus grands : « On tournait Rue des prairies, de Denys de La Patellière, j’avais 23 ans. Gabin jouait le rôle d’un veuf qui élève seul ses trois enfants. Sur le plateau, il tenait à ce qu’on soit toujours près de lui. Parfois il nous glissait : tu vois le machino qui a le tee-shirt jaune ? C’est un branleur. Et l’électro là ? Ça c’est un bosseur. »
Durant une dizaine d’années, il croise la route de cinéastes prestigieux comme Marcel Carné, Denys de La Patellière, Georges Franju, Roger Vadim, Édouard Molinaro, Jean Renoir, Yves Allégret, Marcel Ophüls, Michel Deville (dans Lucky Jo (1964), Pierre et Claude Brasseur y jouent un père et son fils), Jean-Luc Godard ou Costa-Gavras, offrant sa silhouette dans des rôles modestes. Au cours des années 1960, la télévision lui permet d’obtenir des rôles plus conséquents dans des téléfilms, dont le mémorable Don Juan ou le Festin de pierre de Marcel Bluwal aux côtés de Michel Piccoli, et des séries, dont Les Nouvelles Aventures de Vidocq.
Dans les années 1970, il continue d’alterner au cinéma drames et comédies avec toujours la même richesse dans son jeu. On le remarque en 1972 aux côtés de Michel Serrault et Michel Galabru dans Le Viager, premier film et premier coup de maître de Pierre Tchernia. La même année, il donne la réplique à Bernadette Lafont dans Une belle fille comme moi de François Truffaut.
1976 marque un tournant implacable dans la carrière du comédien. Outre une visite chez Gérard Pirès (Attention les yeux !) et Claude Pinoteau (Le Grand escogriffe), c’est dans le dyptique d’Yves Robert et Jean-Loup Dabadie composé d’Un éléphant ça trompe énormément (1976) et Nous irons tous au paradis (1977) que Claude Brasseur explose avec le personnage de Daniel, l’homosexuel du groupe d’amis constitué de Jean Rochefort, Victor Lanoux et Guy Bedos. Brasseur se souvient : « À la lecture du scénario, je me suis dit « merde l’enfoiré il me prend pour un pédé ». Non, sérieusement sur le coup j’ai été surpris. La particularité de ce rôle était de savoir si j’allais savoir jouer un homosexuel. J’en ai parlé tout de suite avec Yves Robert et Jean-Loup Dabadie qui m’ont dit : « on fait appel à toi parce que tu es l’opposé. On ne veut pas traiter l’homosexualité comme on la traite d’habitude avec une espèce de foldingue. On ne veut pas du tout de ça. »
À sa sortie, Un éléphant ça trompe énormément attire près de trois millions de spectateurs, Brasseur obtient au passage le César du meilleur acteur dans un second rôle, et une suite est aussitôt mise en route. Un an plus tard, Nous irons tous au paradis réunit deux millions de spectateurs. Depuis plus de quarante ans, le dyptique culte est devenu la référence du « film de copains ».
« Nos personnages et nos dialogues étaient écrits avec une telle justesse que ce fut un vrai plaisir d’acteur que de les interpréter, raconte Brasseur dans ses mémoires. Et puis il est de ces auteurs qui écrivent pour un acteur en particulier. Pour Un éléphant…, il (Dabadie) m’a fait parler comme j’ai l’habitude de m’exprimer. Il connaissait mon accent de titi parisien et il n’a pas commis l’erreur d’ « efféminer » mon discours. Jean-Loup n’écrit pas un rôle en pensant aux défauts d’un acteur, en l’amenant à s’imiter lui-même au risque de se caricaturer. Quand un rôle est bien écrit, les choses se passent bien, tout devient évident. L’acteur n’a plus qu’à se laisser porter. Avec un scénario signé par Dabadie, il faudrait vraiment beaucoup de mauvaise volonté pour passer à côté. »
Après son rôle de père qui élève seul son fils de dix ans dans Monsieur Papa (1977) de Philippe Monnier, le deuxième temps fort de la carrière de Claude Brasseur est un autre dyptique réalisé par Claude Pinoteau et écrit par Danièle Thompson : La Boum et La Boum 2. Dans le rôle de François Beretton, il incarne un chirurgien-dentiste qui tente de concilier vie professionnelle, familiale et amoureuse. Porté par la débutante Sophie Marceau, le film aux 4.378.430 entrées devient rapidement un phénomène de société, épaulé par un casting cinq étoiles (Brigitte Fossey et Denise Grey en tête) et par une mélodie entêtante vendue à des millions d’exemplaires : Dreams are my reality… « J’ai tout de suite senti que ce film pouvait devenir un phénomène, même si l’on ne peut jamais prévoir un tel succès, témoigne Brasseur. L’histoire était très sympathique. Quand on me propose un scénario, je commence par me demander si je pourrais être spectateur du film, et là, j’avais vraiment envie de connaître cette famille Beretton ! Je les trouvais tous vachement sympas. Si j’avais eu une fille, je crois que je l’aurais élevée de la même manière que mon personnage du film. »
Deux ans plus tard, La suite des aventures de la famille Beretton fait à nouveau un tabac, réunissant 4.071.585 spectateurs. Claude Brasseur se souvient du tournage : « Sophie était un rayon de soleil. Avec Claude Pinoteau, nous faisions en sorte de la protéger, surtout dans le deuxième volet de La Boum. Sophie avait grandi, elle était devenue très femme et fort belle, et quelques rapaces commençaient à lui tourner autour en lui proposant de participer à des séances de photos. Inutile de préciser que nous les avons foutus dehors ! ».
En 1983, dans Signes extérieurs de richesse, une comédie sociale de Jacques Monnet, Brasseur livre une performance remarquable en patron prospère d’une clinique vétérinaire face à une redoutable agent du fisc (Josiane Balasko), et aidé par un expert-comptable roublard (Jean-Pierre Marielle). Malgré ses 1.074.802 spectateurs, le film a gagné ses galons d’œuvre culte, grâce à son trio d’acteurs et à la chanson-titre signée Johnny Hallyday.
Après une expérience de film d’aventures aux côtés de Dominique Lavanant en 1984 (Le Léopard de Jean-Claude Sussfeld), le comédien fait son entrée en 1986 dans l’univers cinématographique de Philippe de Broca. Dans La Gitane, il incarne le directeur d’une agence bancaire dans une petite ville de l’Oise aux prises avec une adolescente rebelle interprétée par Valérie Kaprisky : « Broca est le seul metteur en scène français qui n’a jamais renié sa profession de foi : la comédie. Avec lui, je sais où je vais. Le label « De Broca » signifie quelque chose. », déclare-t-il le 6 septembre 1985 à un journaliste du Figaro. « La rencontre avec Philippe de Broca fut merveilleuse de complicité ! J’aime ses films depuis longtemps et quand j’ai lu le scénario de La Gitane, j’ai su que c’était dans la lignée des grands « De Broca ». Et puis j’ai découvert l’homme : courtois, raffiné, gentleman… Au bout d’un moment, il n’avait plus besoin de finir ses phrases, on a le même humour. De Broca, sur ce film, ça a été ma liane. Je me suis accroché à lui en toute confiance. » (Dossier de presse de La Gitane). Le film fait partie des œuvres « millionnaires » du cinéaste avec un total de 1.248.434 entrées dans les salles.
En 1992, Yves Robert inscrit au générique du Bal des casse-pieds son quatuor fétiche Jean Rochefort, Victor Lanoux, Guy Bedos et Claude Brasseur, qu’il retrouve quinze ans après le diptyque « Un éléphant au paradis ». 1.333.914 spectateurs assistent au numéro de charme de Jean-Sébastien (Claude Brasseur), un séducteur ringard, face à Louise Sherry (Miou-Miou), une adepte de la fumette mais pas des préservatifs : « Ne faisons pas l’amour avec des masques, Jean-Sébastien. » 2020 avant l’heure ?
Après sa collaboration avec Bertrand Blier (Un, deux, trois, soleil en 1993 et Les Acteurs en 2000), puis avec Danièle Thompson (Fauteuils d’orchestre en 2006), le comédien retrouve un dernier élan de popularité en incarnant Jacky Pic aux côtés de Mylène Demongeot, Franck Dubosc et Gérard Lanvin dans la trilogie à succès de Fabien Onteniente, Camping, qui totalise près de treize millions d’entrées.
« Mes rôles ont évolué en fonction de mon âge et de ce que j’étais capable de jouer, mais je ne me suis jamais vu – et je ne me vois toujours pas – comme une sorte d’emblème national ! », évoque Brasseur dans ses mémoires. « J’avoue que j’aime bien quand des gosses viennent me voir pour me parler de Camping. Le personnage de Jacky Pic, qui n’est qu’un second rôle dans le film, avait été écrit pour mon ami Jacques Villeret, qui est décédé. Il aurait fait un merveilleux locataire de l’emplacement 17… Avant le tournage, pendant les vacances, ma femme m’avait volontairement emmené faire les courses dans une grande surface. Et tout d’un coup, au détour d’une allée, je suis tombé nez à nez sur Jacky Pic ! Ce qui m’a le plus frappé, c’est de constater qu’il portait des socquettes avec ses tongs, je n’aurais jamais pensé que c’était possible… Là, je me suis dit : « C’est lui ! » Il est donc possible d’apprendre l’art dramatique en se promenant dans les allées d’un magasin ! »
En 2015, Brasseur retrouve enfin le haut de l’affiche grâce à Ivan Calbérac qui lui offre le rôle-titre de L’Étudiante et Monsieur Henri, une excellente comédie dans laquelle il donne la réplique à nouveau à une débutante prometteuse, Noémie Schmidt, trente-cinq ans après Sophie Marceau dans La Boum : « Noémie est charmante, sans être une poupée Barbie. Elle n’en fait pas des tonnes dans le côté sexy. J’ai essayé de la mettre à l’aise, d’autant plus que je la trouve très douée. Je lui disais : si t’as besoin d’un conseil, je t’en donnerai. Sinon je la laissais faire. »
Devenu misanthrope et bougon après avoir perdu sa femme dans un accident dont il se sent responsable, Monsieur Henri accepte néanmoins la proposition de son fils de louer une chambre à une jeune étudiante, se retrouvant ainsi confronté à ce regard innocent qui entrave sa pudeur : « Comme Henri, je n’aime pas extérioriser mes sentiments. Je préfère que les gens devinent que je les aime. Je suis pudique et timide. C’est une des raisons pour lesquelles je suis acteur. Au cinéma, au théâtre, je peux dire « je t’aime » à une femme alors que j’en suis incapable dans la vie. »
Claude Brasseur évoque sa carrière face à Christian Defaye dans l’émission Spécial Cinéma en 1986
Après une immense carrière dédiée au théâtre, au cinéma et à la télévision, en un mot au jeu, Claude Brasseur à rejoint ses parents et ses copains au paradis, et a merveilleusement réalisé son souhait : faire partie de la nostalgie de demain.
par Jérémie Imbert
À lire :
Merci ! de Claude Brasseur avec Jeff Domenech (Flammarion, 2014)
Philippe de Broca, un monsieur de comédie de Laurent Benyayer et Philippe Sichler (Neva, 2020)
Claude Brasseur, entretien avec Laurent Jaoui dans Schnock n°10 (La Tengo, 2014)