Yves Robert était un « homme à hommes », très porté sur l’amitié, l’esprit de bande. « C’est ma vie », disait-il. Il avait d’ailleurs adapté Les Copains de Jules Romains en 1964 avec une sacrée distribution (Guy Bedos, Philippe Noiret, Pierre Mondy, Jacques Balutin, Michael Lonsdale, Christian Marin, Claude Rich…). Avec Un éléphant ça trompe énormément (1976) et Nous irons tous au paradis (1977), qu’il a écrit avec Jean-Loup Dabadie, le « film de potes » trouve sa référence ultime.
L’idée de ce diptyque vient d’une conversation au cours d’un déjeuner entre Robert et Dabadie (son co-scénariste sur Clérambard et Salut l’artiste). « Je lui parle du star-system, raconte ce dernier, des Delon et Belmondo, je lui dis que je ne pourrais pas continuer dans ce métier avec ces acteurs-patrons qui arrivent sur le plateau en exigeant que la caméra soit sur eux, que l’on devrait faire un film avec de bons acteurs avec lesquels on aime manger, rigoler. Yves me dit : « Qui tu verrais parmi tes potes ? – Bedos, Brasseur. Et toi ? – Moi, j’ai mon cher Jean-Jean [Rochefort]. » ». À ce trio s’ajoute Victor Lanoux.
Les deux auteurs réfléchissent à ce que pourrait être « un vaudeville d’aujourd’hui », en partant du personnage d’un petit bourgeois un peu coincé désirant connaître l’adultère. Ils lui imaginent trois amis, qui lui servent de miroir et lui permettent de tenter de répondre à ses questions et à ses angoisses sur son propre comportement. À la sortie de Un éléphant ça trompe énormément, Dabadie le résumera comme « la chronique très agitée des démêlés de certains hommes avec certaines femmes qui ne sont pas nécessairement les leurs ».
Pour l’apparition de la femme en rouge dans un parking (Anny Duperey) qui bouleverse la vie d’Étienne Dorsay (Jean Rochefort), Yves Robert se remémore un épisode personnel : à l’âge de dix-huit ans, il avait eu la surprise de tomber en vacances sur une jeune fille qui ressemblait trait pour trait à la femme idéale qu’il s’était inventé ; mais lui n’a jamais réussi à lui parler… Il utilise également ses souvenirs de Saint-Germain-des-Prés quand il s’amusait avec un ami à jouer les aveugles hypernerveux dans les cafés (un canular auquel se livrait également Claude Brasseur).
Jean Rochefort sur le tournage de Un éléphant ça trompe énormément
Actualités 13h, TF1 – 17 juillet 1976
En cours d’écriture, Yves Robert se demande ce qui a pu cimenter l’amitié de ces quatre quadras. « Un beau jour, j’accompagne Jean-Loup au tennis. Pierre Bouteiller faisait équipe avec lui, face à Poirot-Delpech et, je crois bien, Gilles Jacob. J’assiste à leur match, des cris, des rires, des insultes, des tapes, des petites tricheries. Des gamins en culottes courtes. Au vestiaire, je vois les trois mecs à poil déconnant sous la douche, le quatrième, plus pudique, déjà enveloppé dans une serviette. Je dis à Jean-Loup : « Nos éléphants sont amis parce qu’ils jouent au tennis, c’est ça qui les a réunis. » » Le club de tennis en question, Le Fruit défendu à Rueil-Malmaison, sera utilisé dans le film.
Jean-Loup Dabadie écrit spécifiquement pour ses acteurs (comme le faisait également Michel Audiard), qu’il connaît bien. « J’ai exagéré le côté petit bonhomme de Guy, le côté hautain de Jean, le côté populaire de Lanoux… Et, évidemment, savoir que mon personnage d’homosexuel serait joué par Brasseur, le plus baraqué de tous, m’a beaucoup aidé. » Il faut dire que les gays sont encore à cette époque montrés de façon caricaturale (et La Cage aux folles ne sortira que deux ans plus tard). Brasseur tient à jouer Daniel sans aucune exubérance, « pour montrer qu’on pouvait être homosexuel et avoir l’apparence de Monsieur Tout-le-monde. »
Dabadie s’inspire également des relations de son ami Guy Bedos avec sa mère, qui était pourtant, selon l’intéressé, « plus snob » et « bien plus méchante ». Lorsque Marthe Villalonga vient auditionner pour le rôle, Yves Robert pense, en la voyant entrer, qu’elle ne convient pas au personnage. En effet, elle n’a que deux ans de plus que Bedos ! Mais l’assistant Élie Chouraqui convainc le réalisateur de lui faire lire le texte et c’est la révélation.
Un éléphant ça trompe énormément sort le 22 septembre 1976 et attire près de trois millions de spectateurs. Un deuxième volet est alors mis en chantier dès l’année suivante, Nous irons tous au paradis. « Ce n’est pas la suite », précise Danièle Delorme (coproductrice du film, épouse d’Yves Robert à la ville et de Jean Rochefort à l’écran). « On peut dire que c’est un autre morceau de la vie des mêmes personnages. »
L’une des idées les plus drôles et marquantes du film est cette escroquerie dont le quatuor est victime en achetant une maison avec court de tennis tout près de l’aéroport. Le vendeur a profité d’une grève des pilotes pour réaliser sa vente. « J’avais raconté à Jean-Loup l’histoire d’un des fils (de l’acteur) Olivier Hussenot, qui avait loué une ravissante maison près d’Orly et avait brusquement entendu les avions un jour où le vent avait tourné », raconte Yves Robert. Cette idée était aussi présente dans La Belle affaire de Jacques Besnard (1973). Lorsque la grève s’achève et que les premiers avions décollent, toute la maison se met à vibrer et les meubles se décrochent, tombent, se désintègrent… Robert s’est amusé comme un fou à mettre au point cette scène. « J’ai mis des moteurs dans les meubles en excentrant les volants pour que ça ne tourne pas très rond ; nous avions aussi des trucs plus « grossiers », des types cachés derrière des placards, secouant les meubles. »
Cette déconvenue crée des tensions au sein du groupe et une grave dispute éclate au cours d’une partie de tennis où chacun joue avec des casques antibruit. « Pour la première fois de la vie, nous ne nous aimions plus », commente Rochefort. « Comment les réconcilier ? se demande Robert. De là est venue l’idée de faire mourir la mère de Bedos. Quelque chose d’irrésistible, qui les rassemble. » La scène où les trois amis apprennent la triste nouvelle à Simon sur un quai de gare est difficile à tourner pour Guy Bedos. « Je me souviens que durant cette scène, le plus attentif à moi fut Victor Lanoux. Il m’avait senti un peu perdu. Je devais le frapper sur la poitrine. Il était plus concerné que les autres, et du coup, il était avec moi. C’était NOTRE scène. Alors que les autres étaient un peu distraits, ils déconnaient. C’était un peu difficile de répéter. » Trouvant la scène trop mélo, il propose au réalisateur de ne pas être à l’image quand il pleure et de se jeter à l’intérieur du train.
Si cette touche dramatique permet à Nous irons tous au paradis de se différencier du premier film, les deux parties ont un élément commun qui a fait en partie leur succès : la voix off de Jean Rochefort. L’idée n’est pas venue à Yves Robert au moment du montage de Un éléphant ça trompe énormément mais bien pendant l’écriture avec Jean-Loup Dabadie. « La voix off impliquait pour moi un découpage, des images démultipliées, un décalage ironique entre ce qu’on entend et ce qu’on voit. » Jean Rochefort a enregistré son texte en amont afin de permettre à Yves Robert de « filmer les séquences en play-back comme avec une musique de film. Cette voix sur le plateau inspirait la technique, le cadre et les comédiens dans un même tempo, c’était presque chorégraphique. »
Un troisième film a un temps été envisagé, dans lequel Lanoux, Brasseur et Rochefort partaient à la recherche de Bedos, engagé comme médecin humanitaire et disparu à l’autre bout du monde, mais le projet n’a pas emballé les personnes concernées.
En Bonus, Aşik Oldum (1985), la version turque du film Un éléphant ça trompe énormément :
par Philippe Lombard
Sources :
Un homme de joie de Yves Robert et Jérôme Tonnerre (Flammarion, 1996)
Merci ! de Claude Brasseur avec Jeff Domenech (Flammarion, 2014)
Les Copains d’abord (La Guéville Vidéo, 2004)
Mémoires de scènes de Olivier Barrot (Dream Way Productions, 2001)
Télérama n°1387 (11 août 1976)
Le Journal du dimanche (5 novembre 1977)
France-soir (7 novembre 1977)
Télé Obs Paris n°2439 (4 août 2011)
Schnock n°10 (mars 2014)