Jean Girault, l'illustre inconnu du cinéma

Jean Girault, l’illustre inconnu du cinéma

« Je ne voulais qu’une seule chose : faire du cinéma, être derrière une caméra. J’y suis arrivé. »
Tel était le regard que posait Jean Girault sur son parcours, celui d’un cinéaste humble, aussi discret que prolifique, dont les œuvres (une trentaine en tant que metteur en scène) ont réuni plus de 75 millions de spectateurs au sein des salles obscures, rien que dans l’hexagone. Une réelle prouesse.

À l’occasion du centenaire de sa naissance, CineComedies se propose de lever le voile sur un des artisans les plus méconnus – et néanmoins talentueux – du cinéma comique français.

Jean Girault voit le jour le 9 mai 1924, à Villenauxe-la-Grande dans l’Aube, de l’union entre Fernand Girault, représentant de commerce, et Camille Espock, institutrice. Une enfance lourdement perturbée par la tuberculose, dont il souffre dès sa naissance, puis par l’absence du père, qui abandonne rapidement le cocon familial.

Quelques printemps plus tard, Jean obtient son baccalauréat sans mal, puis se lance dans des études de médecine. Il ne tient cependant qu’un an. Sa rencontre à l’âge de 20 ans avec un certain Jacques Anfrie, dit Vilfrid, s’avère décisive. Ensemble, ils décident de suivre les cours de l’I.D.H.E.C. (Institut des hautes études cinématographiques) et, rapidement, ils commencent à écrire plusieurs sujets : « Avec mon ami Vilfrid, on s’amuse bien, tout le temps, et on cherche à faire transparaître avec nos histoires tout ce qui nous amuse dans la vie. » En marge, Jean Girault fait ses armes sur des courts-métrages, où il occupe successivement divers postes techniques. À la fin des années 1940, il devient l’assistant du réalisateur Marcel Blistène et, conjointement, signe sa toute première pièce de théâtre aux côtés de Jacques Vilfrid, Douce Anita, portée par une distribution éclatante (Jean Lefebvre, Philippe Nicaud,  Philippe Lemaire) et le nom (déjà prometteur) de Pierre Mondy à la mise en scène. Son adaptation sur grand écran, re-titrée L’Amour, toujours l’amour et confiée à Maurice de Canonge en 1952, leur ouvre pleinement les portes du cinéma. Huit années durant, Vilfrid et Girault délivrent bon nombre de scenarii, dont deux en faveur de Fernand Raynaud, Le Sicilien et Le Mouton, aux recettes conséquentes (4,5 millions d’entrées en tout !). Mais Jean Girault ne compte pas s’éterniser dans ce domaine : « Pour écrire, il faut être Audiard ou Jeanson, dit-il. Je ne suis ni l’un ni l’autre. Je n’ai pas assez de talent pour continuer à être auteur, je vais me tourner vers la mise en scène. » À suivre.

Pierre Mondy, Jean Girault et Jacques Vilfrid pour la pièce Sans cérémonie - DR

Entre-temps, une seconde pièce voit le jour, Sans cérémonie. Créée le 24 septembre 1952 au théâtre Daunou à Paris, elle propose à son tour une assez belle affiche : Albert Préjean, Claude Gensac, Jean Ozenne, Philippe Nicaud, Claire Maurier… sans oublier un dénommé Louis de Funès, dans le rôle (très secondaire) du valet. Mais la critique se montre sévère (« MM. Jacques Vilfrid et Jean Girault sont des débutants qui ont eu la chance d’être joués avant de savoir bâtir une pièce… Celle-ci est, au sens propre du mot, une  » rhapsodie « , c’est-à-dire que les scènes sont cousues l’une derrière l’autre, au hasard de l’aiguille ; comme de petits drapeaux multicolores le long d’une ficelle. C’est très fatigant à suivre. Et puis c’est en somme la longue histoire d’une escroquerie ; le sujet n’est pas gai, ne le sera jamais. Il fige le rire. » Robert Kemp dans Le Monde, 26 septembre 1952) et les spectateurs n’ont guère plus d’enthousiasme.

Louis de Funès et Jean Ozenne dans la pièce de Jean Girault et Jacques Vilfrid "Sans cérémonie" © Bernard Lipnitzki / Roger-Viollet

Qu’à cela ne tienne. Neuf ans plus tard, Jean Girault retravaille le texte, le transpose lui-même au cinéma avec Jacques Vilfrid et décerne à Louis de Funès une sacrée promotion. Ce dernier est désormais en tête de la distribution – imposé par Girault, également coproducteur du film – devant Jacqueline Maillan ou Mireille Darc, et fait de Pouic Pouic (nouvelle identité donnée au sujet, nettement plus comique) un des titres remarqués de l’année 1963, avec 2.169.854 entrées.

Tournage du film Sans cérémonie (Pouic Pouic) Journal de 13h (27 avril 1963)

Il faut dire que depuis trois ans, Girault est devenu, comme il le souhaitait, un réalisateur à part entière. Il peut dorénavant donner corps à ses idées comme il l’entend, de l’écrit à l’image. En tout cas, il fait en sorte que. Et ça marche. En toute simplicité. Mireille Darc confie : « Jean Girault était un homme très affable. Il ne vous donnait jamais tort, ne vous rentrait pas dedans. Il obtenait les choses par la gentillesse. Mais, de manière générale, ce n’était pas quelqu’un de très directif, ni ce qu’on appelle un directeur d’acteurs. Il nous laissait faire. C’était très agréable de travailler avec lui mais on ne se sentait pas porter. »

Pouic-Pouic (Jean Girault, 1963)
Les Pique-assiette (Jean Girault, 1960)
Les Moutons de panurge (Jean Girault, 1961)

Ses premiers longs-métrages, avec Darry Cowl et Francis Blanche, Les Pique-assiette (1960), Les Moutons de Panurge (1961), Les Livreurs (1961), Les Veinards (1963), Les Bricoleurs (1963) et Les Gorilles (1964) en témoignent. Ils n’ont pas pour ambition d’entrer dans la légende, mais d’apporter joie et bonne humeur au quotidien de leurs spectateurs : « Je fais du cinéma pour le public, souligne ainsi Jean Girault. Je crois que les gens veulent surtout se délasser, s’amuser. Et ce qui me fait le plus plaisir, c’est de voir les salles pleines. »

Les Livreurs (Jean Girault, 1961)
Les Bricoleurs (Jean Girault, 1963)
Les Gorilles (Jean Girault, 1964)

En 1964, tout juste après Pouic Pouic, le metteur en scène affine sa relation avec Louis de Funès sur un « film de casse », à la fois léger et divertissant, Faites sauter la banque, où s’illustrent également Jean-Pierre Marielle, Yvonne Clech, Claude Piéplu, Georges Wilson et Jean Lefebvre. 1.918.785 entrées à la clef. L’équipée conserve l’intérêt d’un certain public. Ne manque plus, en définitive, qu’un sujet véritablement à la hauteur de leur talent. Et c’est Richard Balducci, auteur et attaché de presse, qui le leur apporte dans la foulée. À l’orée des années 1960, en plein repérage pour un tournage à venir (Saint-Tropez Blues de Marcel Moussy, 1961), celui-ci fut victime d’un vol. Il décida d’aller porter plainte à la gendarmerie et, devant la nonchalance du militaire qui le reçut, Balducci imagina d’emblée un scénario pittoresque.

Michel Modo, Guy Grosso, Christian Marin, Jean Lefebvre et Louis de Funès sur le tournage du Gendarme de Saint-Tropez - DR

De sa triste mésaventure résulte donc Le Gendarme de Saint-Tropez, sujet initialement proposé à Darry Cowl, lequel décline. Le rôle revient in fine à Louis de Funès, l’autre muse de Jean Girault, qu’on accompagne d’une pléiade de « ringards » (dixit le producteur) : Michel Galabru, Jean Lefebvre, Christian Marin, Michel Modo et Guy Grosso. Le budget du film s’élève à 1,3 million de francs, permettant des conditions de travail extrêmement confortables (en plus du cadre déjà idyllique) et une ambiance on ne peut plus décontractée. La personnalité de Girault y est aussi pour beaucoup. Réservé, n’élevant jamais la voix sur le plateau, il laisse la place nécessaire à l’improvisation et aux trouvailles de de Funès, comme à celles de ses partenaires, qui s’amusent. Conviés aux rushes, les six acteurs donnent même leur avis lorsqu’il faut retourner une scène. Un apport considérable. France Rumilly, l’inoubliable interprète de Sœur Clothilde, révèle : « Jean Girault était un homme plutôt effacé, au caractère très agréable. Quand il donnait une indication pour une scène, c’était toujours en douceur. Il faisait confiance à la créativité du comédien, il n’y avait plus qu’à jouer et, à la fin de la prise, il souriait. Le rêve ! »

Tournage du film Le Gendarme de Saint-Tropez Côte d’Azur Actualités (28 mai 1964)

Résultat, dans cette virée tropézienne tournée en Cinémascope, Louis de Funès fait exploser tous ses sens, du timing au gag visuel. Et lorsque Le Gendarme de Saint-Tropez sort sur les écrans le 9 septembre 1964, sa conquête est phénoménale (7.809.383 spectateurs). Le carton de l’année, numéro un des entrées. Le film voyage même aux quatre coins du monde. En revanche, les critiques sont plus divisées. Du côté des positives, on retiendra celle de Pascal Brienne (Les Lettres françaises) : « On n’attendait certes pas grand-chose de ce film de Jean Girault et l’on n’en est que plus surpris d’y trouver une gaieté, un entrain et pourquoi pas un rythme qui n’ont rien de forcé. C’est léger, hyper léger, mais seul le pisse-froid de service trouvera matière à faire le difficile. » Et les pisse-froid ne manquent pas, justement, à commencer par Télérama qui, sous la plume de Jean Collet, évoque assez durement « un cinéma de patronage pour nos arrière-grands-pères. » Mais cela n’atteint guère les différents protagonistes, puisqu’une suite est aussitôt envisagée. N’en déplaise aux médisants : « Mes films sont commerciaux ? s’interroge Girault. Je vous jure que je ne le fais pas exprès. Mon cinéma correspond à mon état d’esprit, je me sens incapable de faire un drame, je n’aime pas les problèmes. Je trouve qu’on doit réserver les grands thèmes à l’usage de la librairie, il ne faut surtout pas les introduire dans les films. Le public cherche une évasion, c’est au cinéaste de la lui donner. »

Le Gendarme de Saint-Tropez (Jean Girault, 1964)
Le Gendarme à New York (Jean Girault, 1965)
Le Gendarme se marie (Jean Girault, 1968)
Le Gendarme en balade (Jean Girault, 1970)
Le Gendarme et les extra-terrestres (Jean Girault, 1979)
Le Gendarme et les gendarmettes (Jean Girault, 1982)

Prochaine destination : New York ! On ne se refuse rien. Avec le triomphe de Fantomas d’André Hunebelle qui réunit 4.492.419 spectateurs, Louis de Funès est à présent une immense star, ce qui contribue à octroyer à ce second Gendarme des moyens plus importants encore. Certaines scènes sont malgré tout imaginées en cours de route, durant la traversée sur le paquebot France (la délirante leçon d’anglais) ou à New York (Gerber qui cuisine un steak dans sa chambre d’hôtel). Une réécriture imposée, conséquence de dissensions naissantes. Jean Lefebvre, jaloux de son partenaire et de sa réussite fulgurante, prend le tournage par-dessus la jambe. Au point, un jour, de se faire (faussement) porter pâle, menant à une mise à l’écart radicale de son personnage. Michel Galabru en a eu la confirmation par le producteur du film : « Jean Lefebvre a fait arrêter le tournage parce qu’il était « malade ». Et nous l’avons surpris en train de jouer au casino en pleine nuit. À partir de là, il avait tout perdu. » Les spectateurs, eux, n’y verront que du feu, et réservent un accueil plus que chaleureux à ce nouvel opus, avec un total de 5.495.059 tickets vendus. Le film se classe quatrième au box-office de l’année 1965, derrière deux James Bond (Goldfinger de Guy Hamilton, Opération Tonnerre de Terence Young) et… Le Corniaud de Gérard Oury. Mieux : au-delà de la presse, fidèle à elle-même, Jean Girault et ses dévoués gardiens de la paix comptent désormais un soutien de poids en la personne du cinéaste André Hunebelle, lequel ne cache pas son admiration, retranscrite dans le journal L’Aurore : « Je croyais que mon confrère Girault prenait un risque terrible en nous imposant un nouveau Gendarme, mais le film est tellement frais, tellement sympathique, qu’il m’a fait tellement rire, que je suis obligé de lui donner entièrement raison. »

Monsieur le président-directeur général (Jean Girault, 1966)
Un drôle de colonel (Jean Girault, 1968)
La Maison de campagne (Jean Girault, 1969)

De quoi amorcer le développement d’un troisième volet. Problème : Louis de Funès ne manque pas de projets, et pas des moindres (rien qu’en 1966 : Le Grand restaurant de Jacques Besnard et La Grande vadrouille de Gérard Oury). Le Gendarme se met dès lors en congés. Presque une aubaine pour Jean Girault, qui en profite pour s’aérer. Provisoirement : « Avec Louis, on s’engueule souvent, comme les gens qui s’aiment bien, mais on n’est jamais en froid – ça, c’est réservé aux indifférents. » Le cinéaste retrouve alors d’anciens copains, plus calmes, à l’instar de Pierre Mondy et de Jacqueline Maillan (Monsieur le président-directeur général, 1966), de Jean Yanne et de Jean Lefebvre (Un Drôle de colonel, 1968) ou encore de Jean Richard (La Maison de campagne, 1969). Las, le public ne se laisse pas convaincre aussi aisément et ces trois films – fort sympathiques au demeurant – sont des semi-succès, voire de cuisants échecs.

Tournage du film La Maison de campagne Eté magazine (16 août 1969)

Sans de Funès, Girault est à la peine. De leur collaboration, ce dernier témoigne d’ailleurs : « Louis, c’est le moteur, un moteur pétaradant aux reprises nerveuses ; moi, je suis le frein. » Soit, une redoutable mécanique à laquelle le cinéaste semble irrémédiablement condamné. Par chance, son compère Jacques Vilfrid regorge de ressources et, lorsqu’ils se réunissent, de nouveaux projets au potentiel de plus en plus grandissant se mettent en place. Avant l’inévitable retour du Gendarme, qui se marie en 1968 puis part en balade deux ans plus tard, Vilfrid, Girault et de Funès s’offrent de Grandes vacances. Ou les mésaventures trépidantes de Charles Bosquier, directeur d’un pensionnat rugueux, à la poursuite d’un de ses fils, Philippe, recalé au baccalauréat, et néanmoins épris de liberté. Outre des scènes d’anthologie (de Funès sur un deltaplane, la découverte de la cuisine anglaise, etc.) et une bande originale détonante signée Raymond Lefèvre, ce film marque les joyeuses retrouvailles entre Louis de Funès et la comédienne Claude Gensac, dont l’union cinématographique a été célébrée quelques mois plus tôt sur Oscar (Édouard Molinaro) : « Dans une scène des Grandes Vacances, Louis devait m’expliquer pourquoi il allait chercher notre fils en Angleterre. Il y eut cinq, dix, vingt prises, aucun de nous deux ne voulait laisser le dernier mot à l’autre. C’était nerveusement insoutenable. Par peur de rire, j’évitais de parler et je lui faisais des gestes de protestation pour montrer mon désaccord, il se tournait vers moi avec une mimique inénarrable et, bien sûr, je craquais. En face de nous, les techniciens avaient un mal fou à se retenir de rigoler ou même ils sortaient doucement du plateau. Quant à Girault, notre metteur en scène, complètement dépassé, il se contentait de nous regarder. À la fin de cette scène, l’adorable Christiane Muller devait entrer et nous annoncer : « Madame est servie », ou quelque chose dans ce goût-là. Elle a pu dire sa réplique à la trentième prise, quand, épuisés tous les deux, nous avons sorti tout notre texte sans broncher. Jean Girault s’est vraiment montré plein de patience… »

Jean Girault et Louis de Funès fêtent le succès de leur film Les Grandes vacances - DR

Sorti le 1er décembre 1967, Les Grandes vacances fait un véritable tabac auprès des spectateurs, qui se déplacent – une nouvelle fois – en masse (6.986.777 au total). Il s’agit d’ailleurs du deuxième plus gros succès du réalisateur au box-office, après Le Gendarme de Saint-Tropez.

Louis de Funès, Jean Girault et Claude Gensac sur le tournage de Jo (1970) - DR

C’est cependant en 1971 que Jean Girault et Louis de Funès parachèvent leur plus belle réussite, Jo, d’après une pièce de théâtre écrite par Claude Magnier (auteur du célèbre Oscar), elle-même tirée d’un texte anglais, The Gazebo d’Alec Coppel. Tout est réuni pour faire de ce projet un énième triomphe : des auteurs chers à de Funès (Magnier, Vilfrid), et une majorité de ses partenaires fétiches pour lui donner la réplique (Claude Gensac, Bernard Blier, Michel Galabru, Christiane Muller, Ferdy Mayne, Guy Tréjean, Paul Préboist, Yvonne Clech). Le comédien fourmille d’inventions, dont toutes sont validées par Girault : « Je lui dois 60 % des gags de Jo, reconnaît-il très justement. On ne peut pas refuser les idées de Louis. Il est capable sur un coup de génie de transformer une scène banale en clou du film. Il faut lui construire un sujet en lui laissant le champ libre pour improviser. Ne jamais le maintenir dans les sentiers étroits de l’habitude, mais laisser à sa disposition une autoroute sur laquelle il pourra évoluer à l’aise, prendre ses virages même sur les chapeaux de roues sans jamais entrer dans le décor. » En outre, le sujet de Jo, plus sombre qu’à l’accoutumée, détonne dans leur carrière respective. Il y est question d’un maître-chanteur, de règlements de compte et d’un cadavre dont on peine à se débarrasser. En découle une comédie aux ressorts implacables et particulièrement exaltants. Du pain bénit pour l’acteur.

Tournage du film Jo ORTF (10 février 1971)

À l’arrivée, pourtant, cette audace est relativement peu saluée. Au contraire, les critiques s’en donnent à cœur joie, et le réalisateur, tout comme sa vedette, en prennent pour leur grade. L’Express estime par exemple que « Jean Girault, confondant agitation et rythme, dirige et fait courir tout son monde dans la foulée fébrile de Louis de Funès, engagé, une fois de plus, dans une interprétation contre la montre. » À l’identique, L’Humanité affirme que « Jean Girault n’a jamais joui dans le cinéma français de la réputation d’un metteur en scène ayant créé des merveilles. Quant au comique de Louis de Funès, s’il fait recette, il fut très rarement utilisé avec l’intelligence qui consisterait à dépasser les goûts personnels de l’acteur et à lui faire occuper la place — mais seulement la place — qui lui reviendrait dans un scénario également intelligent. Autrement dit, un anti-Jo. »

Les Grandes vacances (Jean Girault, 1967)
Jo (Jean Girault, 1971)
Les Charlots font l'Espagne (Jean Girault, 1972)

Le public de l’époque paraît acquiescer ces dires puisque « seuls » 2.466.966 tickets sont vendus. Si le long-métrage a su depuis fédérer de nombreux adeptes (grâce à l’interprétation magistrale de Louis de Funès, la virtuosité de certains gags et l’exceptionnelle partition composée par Raymond Lefèvre), il conserve malgré tout une relative inconsidération (pour preuve, ce n’est qu’en 2011 qu’il connaît sa première – et unique à ce jour – édition numérique).

Les Charlots font l'Espagne - © Pathé Films
Les Charlots font l'Espagne - © Pathé Films

Pour se refaire, Jean Girault tente un rajeunissement de son cinéma. En 1972, l’opportunité lui est en effet offerte de tourner avec Les Charlots, coqueluches naissantes de la comédie populaire française, suite au raz-de-marée engendré par La Grande java de Philippe Clair (3.385.636 entrées en 1970) et surtout Les Bidasses en folie de Claude Zidi (7.460.911 entrées en 1971). Jacques Vilfrid, aux commandes du scénario, concocte un amusant voyage en pays hispanique, sobrement intitulé… Les Charlots font l’Espagne. Seulement, entre Jean Girault et ses jeunes interprètes, l’entente ne passe que modérément. Gérard Filipelli, membre phare du célèbre quatuor, en détaille les coulisses : « Je me souviens parfaitement du premier plan que nous avons tourné, le premier jour du tournage. C’était un truc très simple. On ne devait voir que nos pieds, enfiler différentes paires de godasses. Basique ! Un peu trop pour nous… Du coup, pour déconner, je dis aux autres : « Eh, les gars ! On va se marrer ! J’ai une idée… Allons-y en rampant ! Histoire qu’on voit nos tronches dans le cadre… » Jean Girault nous avait expliqué que c’était un des grands trucs de Louis de Funès, ça. Il se positionnait toujours sur un plateau de manière à ce qu’il soit vu, de face, quel que soit son partenaire ou l’action à jouer. Ce que nous avions nous aussi décidé de faire dans ce plan. Mais façon « Charlots ! » Nous nous sommes donc jetés à terre, le visage exagérément tourné vers la caméra, tout en suivant les directives du script et du metteur en scène, à savoir enfiler les différentes paires de chaussures. Tant bien que mal… À la fin de la prise, nous sommes allés voir Girault, très fiers de notre connerie, et nous lui avons demandé ce qu’il en pensait. Nous nous sommes retrouvés face à un homme droit comme un pic, pas un sourire à l’horizon, et à la réponse tout aussi glaciale : « Euh… oui, les enfants, c’était amusant. Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons faire MA version. » Nous avons compris, plus tard, qu’en fait Girault n’était qu’un « simple technicien » sur ce film. Il se contentait de mettre en image ce qui était écrit. Impossible avec lui de sortir du cadre. Et vu que le scénariste, Jacques Vilfrid, n’était quasiment jamais présent, nous ne pouvions jamais apporter le moindre changement sans son accord. »

Jean Girault sur le tournage des Charlots font l'Espagne - DR

Il sera malgré tout question d’un autre long-métrage entre Jean Girault et la bande, intitulé Merci Patron !, d’après la célèbre chanson des Charlots, sur un scénario de Michel Audiard. Et on murmure le nom de Louis de Funès en guise de partenaire. Mais le projet capote finalement. Jean Sarrus précise : « Cela n’a pas abouti car, selon Bézu, notre attaché de presse, Michel Audiard était « génération vin rouge » et nous « génération pétard », deux générations, deux mondes. »

Le Concierge (Jean Girault, 1973)
L'Intrépide (Jean Girault, 1975)
Le Mille pattes fait des claquettes (Jean Girault, 1977)

Girault ne récidive donc pas avec Les Charlots. Toutefois, son acteur fétiche étant redevenu indisponible (de Funès joue d’abord au théâtre puis se voit être mis en repos forcé suite à un infarctus), le réalisateur persiste et signe avec la jeune garde du cinéma français. Au cours des années 1970, Bernard Le Coq (Le Concierge), Louis Velle (Le Permis de conduire, Les Murs ont des oreilles, L’Intrépide) ou encore Francis Perrin (Le Mille-pattes fait des claquettes) sont ses principales têtes d’affiche. Mais, hormis Le Permis de conduire (2.309.606 entrées), les bides se succèdent dangereusement. Il s’essaye aussi au western (!) avec Le Juge, en 1971, une (très) libre adaptation d’un album de Lucky Luke, interprétée par Pierre Perret et Robert Hossein. Un naufrage, aussitôt oublié (334.112 entrées).

Pascale Roberts et Louis Velle dans Le Permis de conduire (Jean Girault, 1974)

Girault doit frapper fort pour rester dans la course. Il réfléchit à de multiples idées et envisage notamment de tourner avec Lino Ventura : « Il n’en sait encore rien ! Je touche du bois. » Finalement, c’est avec un autre monstre sacré que le réalisateur fusionne. Jean Gabin donne en effet son accord pour être la vedette de son prochain long-métrage, L’Année sainte (1976), aux côtés de Jean-Claude Brialy. Jean Girault est évidemment ravi mais ne cache pas ses craintes : « Quand on m’a dit : Est-ce que vous voulez faire un film avec Jean Gabin ? J’étais très, très inquiet… » Jusqu’à leur première rencontre : « Nous nous sommes rendus chez lui, dans sa propriété, avec Jacques Vilfrid. Nous étions censés rester deux heures, pour lire le premier « monstre ». Et nous y sommes restés… trois jours. Nous étions adoptés. »

Jean Girault, Jean-Claude Brialy et Jean Gabin sur le tournage de L'Année sainte - DR

Sur le plateau, quelques frictions surviennent néanmoins : « Gabin a une façon très particulière de lancer ses répliques, tout d’une traite, comme une rafale, alors, forcément, quand un mot ne colle pas dans cette phrase, il bute, il accroche, souligne Girault. Ça le fiche en pétard et il ne le dit pas aussi naturellement qu’il le voudrait. C’est beaucoup plus simple et plus efficace de changer le mot. » Puis, retour à la normale. L’acteur s’investit, comme à son habitude. Il est de tous les plans, même ceux où il ne figure pas. Professionnel avant tout. Et bon camarade. Jean Girault précise : « On parle volontiers de ses coups de gueule. En réalité, il n’a pas plus mauvais caractère qu’un autre, mais il déteste les gens mal élevés. Il ne parle jamais ni ne répond aux gens qui ne lui ont pas été présentés. Il est très soucieux du cérémonial, très vieille France. Alors, forcément, avec la façon de faire aujourd’hui, ça ne colle pas. Mais quand on y met les formes, tout va bien. Si on passe outre, on se fait éjecter. C’est immédiat. J’en ai vu quelques-uns se faire « vider » du plateau. En plus, il a horreur qu’on vienne lui tourner autour quand il travaille. Mais, quand il a terminé, il est le premier à prendre le verre de la détente ou à se payer un bon repas dans un bistrot avec l’équipe. »

Tournage de L’Année sainte avec Jean Gabin – Pour le cinéma (25 avril 1976)

De cette rencontre émane malheureusement un long-métrage anecdotique, au succès modeste (1.123.190 spectateurs), aujourd’hui cité en « référence » pour une seule et unique raison : il s’agit du dernier mettant en scène Gabin (l’acteur meurt le 15 novembre 1976 d’une leucémie, sept mois après la sortie du film).

Le Juge (Jean Girault, 1971)
L'Année sainte (Jean Girault, 1976)
L'Avare (Jean Girault, 1979)

La carrière de Jean Girault aurait pu toucher à sa fin dans ces années-là, d’autant que de sérieux concurrents commencent à s’installer, bousculant vigoureusement le cinéma hexagonal (Claude Zidi, Bertrand Blier, Patrice Leconte, etc). C’était sans compter la résurrection de Louis de Funès sous les feux des projecteurs, avec L’Aile ou la cuisse et La Zizanie, deux productions signées Claude Zidi et produites par Christian Fechner. Après avoir collaboré avec Les Charlots, Pierre Richard ou Jean-Paul Belmondo, celui-ci a désormais une solide assise dans le milieu et ne recule devant aucune folie. Un cinquième Gendarme pourrait en être une. On y réfléchit, et on y travaille. Sérieusement, ou pas. Après la chasse aux nudistes, une envolée vers New York, un joli mariage et une sympathique balade, on envisage d’opposer la brigade de Saint-Tropez à une invasion extraterrestre (!) en clin d’œil au récent succès de Steven Spielberg, Rencontres du troisième type (1977). Si le casting initial est légèrement remanié (exit Jean Lefebvre et Christian Marin, tout comme Claude Gensac, retenue au théâtre), l’esprit originel demeure, néanmoins surenchéri d’une tonalité beaucoup plus parodique, sujet oblige (les gags visuels sont démultipliés et les bons mots fusent).

Jean Girault et Louis de Funès sur le tournage du Gendarme et les extra-terrestres - DR

D’aucuns croyaient la saga morte et enterrée… Il n’en est rien. En 1978, le succès du Gendarme et les extra-terrestres (6.280.070 entrées) sidèrent littéralement, y compris les principaux intéressés. De fait, un sixième volet est activement commandé : La Revanche des extra-terrestres, où l’on verrait les gendarmes s’envoler dans l’espace avec la soucoupe de leurs anciens ennemis, avant de se retrouver sur une planète… entièrement peuplée de femmes ! On parle aussi d’un voyage dans le temps, qui les amèneraient face à Napoléon. De la folie pure. Quelques années plus tôt, Le Gendarme à Tokyo ou Le Gendarme aux Jeux Olympiques avaient également été évoqués.

Entre-temps, Jean Girault aide Louis de Funès à réaliser un vieux rêve : transposer L’Avare de Molière au cinéma. Le désir du comédien est d’ailleurs si grand qu’il cosigne officiellement (pour la première et dernière fois de sa carrière) la mise en scène aux côtés de son fidèle complice : « Il voulait absolument faire ce film, il y a réfléchi pendant un temps infini, il avait donc pensé aux décors, aux costumes, aux comédiens… Autrement dit, à une grande partie de la mise en scène. Il aurait donc été tout à fait anormal qu’il ne signe pas. Et je suis ravi qu’il m’ait choisi comme co-metteur en scène, plutôt qu’un autre. Ce qui prouve qu’on s’entend très bien. Je pense tout de même que c’est beaucoup plus le film de de Funès que le mien. » Girault, irrémédiablement modeste.

Louis de Funès et Jean Girault sur le tournage de L'Avare - DR

Le projet reste fidèle à Molière, en dépit de quelques libertés ici ou là. De Funès se fond littéralement dans le rôle d’Harpagon. Ses meilleurs camarades, Claude Gensac, Michel Galabru, Henri Génès, Max Montavon, Guy Grosso ou encore Michel Modo, le soutiennent… et le jeune Bernard Menez, dont il a apprécié la performance dans les films de Pascal Thomas, lui tient tête avec punch. Quant aux moyens financiers dressés par Christian Fechner, ils sont mirobolants : « Tout a été fait pour que le spectacle soit le plus magnifique possible, appuie Jean Girault. Vous savez que Louis est un perfectionniste. Il a voulu que tout soit parfait.»

Jean Girault, Henri Génès, Louis de Funès et Michel Galabru sur le tournage de L'Avare - DR
Jean Girault et Louis de Funès dans la salle de montage de L'Avare - DR

Lorsque cette adaptation est exploitée en salle, dès le 5 mars 1980, l’accueil est hélas mitigé (2.433.452 entrées). Et les critiques sont cette fois particulièrement adressées à Girault. Ce que rapporte Galabru : « Un jour, je discutais avec Bertrand Tavernier. Je lui expliquais à quel point j’avais trouvé de Funès prodigieux pendant le tournage de ce film. Et Tavernier concluait mes propos de la sorte : « C’est donc qu’il a été mal filmé ! »

La Soupe aux choux (Jean Girault, 1981)La démarche d’honorer un tel classique est néanmoins saluée. Beaucoup plus que l’entreprise suivante, en 1981, tirée d’un roman de René Fallet, La Soupe aux choux. Une fois encore, Girault s’efface, et de Funès intervient grandement dans la préparation du long-métrage. Il pense notamment à Jean Lefebvre dans le rôle du Bombé, paysan bossu, avant que l’attirail ne soit finalement confié à Jean Carmet. Quant à Jacques Villeret, engagé pour jouer La Denrée, alien avenant originaire de la planète Oxo, il le met rigoureusement en garde : « Ça peut être très bon pour vous, comme ça peut être la fin de votre carrière. » Sur le plateau, Villeret est d’ailleurs témoin de la main mise de la star sur le projet : « Il fallait le voir demander à la fin de chaque prise combien avait duré la séquence et couper son numéro ou ses mimiques s’ils dépassaient quarante secondes ! Au-delà, il estimait que les spectateurs s’ennuieraient. »

Tournage du film La Soupe aux choux

Au terme de sa production, cette histoire répétée d’extraterrestre connaît un bel accueil (3.093.319 spectateurs) si l’on excepte les inévitables critiques, de plus en plus désastreuses (« Le film ne vaut pas un pet » selon Le Canard enchaîné). Girault et Vilfrid n’en ont cure, mais revoient leurs plans pour les prochaines aventures du Gendarme de Saint-Tropez. Le voyage en soucoupe préalablement envisagé apparaît redondant. On l’abandonne donc, au profit de nouvelles recrues : de jeunes gendarmettes débarquent à la brigade afin d’y suivre une formation. Le retour d’une intrigue plus conventionnelle. Trop, peut-être. Le cœur n’y est plus. Claude Gensac témoigne à propos de Louis de Funès : « Jouer, subitement, ne semblait plus l’amuser. Sa personne tout entière exprimait le trouble. Sa tête, complètement enfouie dans ses épaules, donnait l’impression d’être avalée par son col de chemise. (…) Il était fermé comme une huître. »

Tournage du film Le Gendarme et les gendarmettes Côte d’Azur Actualités (6 mai 1982)

Jean Girault, aussi, semble absent. Entre deux prises, au beau milieu de l’été 1982, il se traîne. Parfois, la caméra est positionnée à l’endroit même où il est assis. Par facilité. En vérité, l’homme est gravement malade. Il ne le sait pas encore. Sur les recommandations de Michel Galabru, il accepte d’aller voir un médecin, dès l’après-midi : « Il y avait beaucoup de monde dans la salle d’attente. Il était pressé. Il remit la consultation à plus tard, raconte Galabru. Quelques jours après, la production nous réunissait pour nous faire savoir que Jean Girault devait entrer à l’hôpital – on lui a diagnostiqué une tuberculose – et qu’il avait été convenu que le premier assistant finirait le film à sa place. »

Louis de Funès, Jean Girault et France Rumilly dans Le Gendarme et les gendarmettes (1982) - DR

On espère encore un miracle. Après tout, Jean Girault n’a que 58 ans. Mais le 20 juillet 1982, il succombe.

Deux mois plus tard, son ultime long-métrage, Le Gendarme et les gendarmettes, est présenté à la presse et au public. Les avis sont redoutables. Le magazine Première, notamment, n’y va pas avec le dos de la cuillère : « Ce genre de film témoigne du plus parfait mépris pour le spectateur. À force de bêtise crasse, de gags à six sous, de grimaces mille fois vues, et répétées ici avec une hystérie plus pathétique qu’amusante, voilà sûrement le plus difficilement regardable de tous les films de Louis de Funès. Maintenant, l’acteur peut bien tourner ce qu’il veut : il est sûr de ne jamais faire pire que ce Gendarme. » Triste conclusion, malgré l’inévitable succès (4.209.139 entrées, le plus « mauvais » score de la série).

Suite à la disparition de Jean Girault, les langues se délient et plusieurs hommages – quoique extrêmement rares – lui sont adressés. Mieux vaut tard…

« Un grand ami des cinéphiles est parti. Son précédent Gendarme avait comme partenaires les extra-terrestres. Son étoile continuera à briller sur les écrans. Il demeure, bien de chez nous et très proche de chacun d’entre nous. Merci, Jean Girault, d’avoir été et de demeurer des nôtres. » Éric Leguèbe, journaliste et critique

« Vos films me faisaient rire, rire, bien que je ne les eusse pas tous vus au régiment. Ah ! Les Gendarmes en train de se mitonner un petit plat dans leur chambre d’hôtel à New York… Vos films étaient fous, faux, bancals, mal fichus, mais ils respiraient, vos personnages avec eux, et moi enfin ! (…) Votre mort m’attriste. Vous aviez de la gentillesse, ce qui est presque aussi bien que d’avoir de la férocité. » Patrick Besson, écrivain

« On ne m’empêchera pas de penser que la mort de Jean Girault a été un sacré coup dur pour le cinéma français. Cet homme n’était pas Truffaut ni Fellini, mais il possédait l’art et la manière de ficeler des situations qui ont fait leur preuve. (…) Alors, je prétends que Jean Girault et Louis de Funès sont des bienfaiteurs du cinéma. » Michel Galabru, comédien

Jean Girault durant le tournage de L'Année sainte (1976) - DR

par Gilles Botineau

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