Le Grand bazar ou la sacralisation des Charlots

Le Grand Bazar ou la sacralisation des Charlots

1973. Les Charlots Gérard Rinaldi, Jean Sarrus, Gérard Filipelli et Jean-Guy Fechner (Luis Rego a quitté la bande en 1971) sont au firmament de leur carrière. En quatre films seulement (tournés en deux ans !), ils ont su acquérir une place de choix sous les sunlights des plateaux de cinéma.

Après avoir débuté sous la direction de Philippe Clair (La Grande java, 1970), c’est aux côtés de Claude Zidi qu’ils s’épanouissent véritablement. Leur producteur Christian Fechner tente bien de les associer avec d’autres (à commencer par Jean Girault, pour qui ils tournent Les Charlots font l’Espagne en 1972), mais rien n’y fait. Il n’y a qu’avec Zidi que l’entente est au beau fixe. Un coup de foudre absolu et réciproque, comme l’évoque Gérard Filipelli : « Avec Claude, je me suis vraiment marré dès la première fois où nous nous sommes vus. Nous déjeunions dans un petit restaurant. À un moment, il proposa de me servir à boire. De l’eau. Nous parlions en même temps, et lui, il continuait de déverser l’eau dans mon verre. Il ne s’arrêtait pas et restait extrêmement sérieux. Il déversait le tout. Un litre ! Dans mon verre. Il y en avait partout. Moi, bien sûr, je suis entré dans son jeu, et nous avons donc fait comme si de rien n’était. À la fin, j’étais trempé ! Mais là, pour moi, il avait marqué des points. Il était : pile ! Tout s’est joué sur cette rencontre. »

Claude Zidi porté par Les Charlots - DR

À l’arrivée, l’union Claude Zidi / Les Charlots crée des merveilles : Les Bidasses en folie (1971) puis Les Fous du stade (1972) réjouissent petits et grands, au point de cumuler plus de treize millions d’entrées, rien que dans les salles hexagonales. Il n’y a donc aucune raison de s’arrêter en si bon chemin. D’autant que Zidi a le bon goût de se renouveler à chaque nouvelle production. Après le service militaire et les Jeux Olympiques, l’auteur réalisateur décide de confronter Les Charlots au monde du travail. Une thématique préalablement effleurée dans Les Bidasses… mais qu’il souhaite explorer encore, plus inspiré que jamais. Ainsi naît Le Grand Bazar : « Ma mission sur ce film, précise Claude Zidi, a été de déterminer pour chaque Charlot des activités diverses à accomplir. Que tous aient leurs propres numéros ! C’est pour ça que je les sépare souvent. Et les confronter au milieu du travail m’a permis d’aborder de multiples pistes. »

Jean Sarrus revêt notamment les habits d’un livreur à domicile. Et au cours d’une scène, il se retrouve face à une cliente entourée d’animaux sauvages, dont un lion. Il en raconte les coulisses – folkloriques – dans son livre 100% Charlots : « J’arrive à déplier mon bras tétanisé pour sonner, la porte s’ouvre, la fille au boa tranquille est livide, le lion passe le long de mes jambes, elle disparaît en courant, je me retourne, il n’y a plus personne, mais la caméra bien fixée tourne dans le bon axe, je lâche mes casiers de bouteilles en pleurant devant le lion qui marche sur moi, je dévale les marches pour m’enfuir, et me retrouve à quatre pattes pour passer à travers mon enchevêtrement de madriers qui supportent le décor, avec le lion aux fesses ! Quand je dis, le lion aux fesses, c’est aux fesses! Je sens qu’il me rattrape au souffle d’air chaud de sa respiration contre mes fesses, comme un séchoir, sa tête me touche le cul ! »

Les Charlots sur le tournage du Grand bazar (Claude Zidi, 1973) - DR

Toutefois, Zidi ne se contente pas d’enchaîner de simples situations gaguesques. Il enrobe son film d’une charge sociale bien sentie, dans la lignée de ce que chantaient parfois Les Charlots (Merci Patron !), en narrant l’entrée en résistance d’un petit commerçant face à une gigantesque enseigne. En ce sens, Le Grand Bazar est sans nul doute l’œuvre qui se rapproche le plus de l’esprit du groupe et de ce qu’il représentait dans les années 1960, même si Zidi prétend rester neutre : « Ce film n’est pas une défense. Ni une attaque d’ailleurs. C’est simplement la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Les Charlots défendent une cause. Je ne sais pas si elle est bonne ou mauvaise, ce n’est pas mon propos. Vous lâchez quatre Charlots dans un supermarché, et ça bouge, il se passe quelque chose en tout cas. Mais je ne suis pas responsable du message, il viendra après. »

Les Charlots sur le tournage du Grand bazar (Claude Zidi, 1973) - DR

Quoi qu’il en soit, l’ambition se veut conséquente, et le scénariste fait appel à quelques regards extérieurs pour affiner son sujet, dont celui de Michel Fabre : « La première fois que je l’ai vu, raconte Claude Zidi, c’était à l’écran dans À bout de souffle. C’était un proche de l’équipe des Cahiers du cinéma. On s’est rencontrés par le biais d’amis communs, puis on a sympathisé. C’était quelqu’un de très cultivé, de brillant… » Sur les films de Zidi, Fabre décroche le rôle clef de conseiller : « Il travaillait sur la contradiction, précise le cinéaste, proposant souvent l’inverse de ce que j’avais écrit, pour voir où ça pouvait mener l’histoire. Il avait le don de pointer du doigt les incohérences. »

Autre regard, celui de Georges Beller. Après avoir étudié à l’Actors Studio et travaillé aux côtés de l’immense Jerry Lewis, le jeune homme, également comédien de profession, prend un malin plaisir à partager son expérience sous l’égide de Zidi : « J’avais déjà participé à l’écriture des Fous du stade avec Claude, en tant que gagman. Cependant, je n’ai pas été mentionné au générique. En revanche, sur Le Grand Bazar, là, je suis officiellement devenu coscénariste. Pour ce dernier, nous nous sommes enfermés de longues journées dans les hypermarchés afin de trouver l’inspiration, et ça a vraiment été des moments inoubliables ! En ce temps-là, il n’y avait pas encore de vidéo surveillance, mais des vigiles planqués (ou pas) dans les rayons. Du coup, les voleurs rivalisaient d’ingéniosités pour essayer de piquer tel ou tel truc, si bien que les employés nous ont raconté des choses particulièrement dingues, et que nous avons ensuite conservé dans le script ! Le film a beau paraître assez loufoque, tout ce qui concerne les techniques de vol dans le supermarché est souvent vrai ! »

Michel Galabru et Michel Serrault dans Le Grand Bazar (Claude Zidi, 1973)

Une fois le scénario achevé, Claude Zidi s’attelle à la distribution et, pour faire face aux Charlots, il décide de recruter deux éminentes références en matière de comédie : Michel Serrault et Michel Galabru. Une confrontation dans la lignée des précédentes, après Francis Blanche (La Grande java) et Jacques Dufilho (Les Bidasses en folie). Un choix cependant non calculé selon Zidi : « L’idée d’engager Galabru et Serrault vient tout bonnement du scénario. Ce sont les personnages qui imposaient cela. Et j’ajouterais : quel que soit le rôle, si on peut avoir le meilleur comédien du monde, prenons-le ! Même pour une réplique… Galabru et Serrault étaient deux sacrées pointures, et qui plus est accessibles. Ils ont accepté sans hésiter. Les critiques avaient beau écrire d’innombrables méchancetés sur Les Charlots, ceux-ci n’étaient pas mal vus pour autant. D’ailleurs, ils ont souvent tourné avec d’illustres comédiens. Je pense à Jacques Seiler, Jacques Dufilho… Bon, ces gens-là avaient peut-être besoin d’argent, mais après tout, ce n’était pas mon problème. Et le résultat est là. »

Pour Gérard Rinaldi, cette collaboration est idyllique : «  Nous étions aux anges à l’idée de rencontrer ces deux monstres sacrés, évidemment ! Nous nous sommes beaucoup amusés avec Galabru. Une entente merveilleuse ! Avec Serrault, en revanche, il y avait un peu plus de distance. On n’a jamais vraiment su pourquoi… » D’après Jean-Guy Fechner, l’acteur qui s’apprête à triompher sur scène dans La Cage aux folles ne semblait pas comprendre comment « de jeunes cons pouvaient être de plus grosses vedettes que lui. » Mais, in fine, cela n’entache que très modestement ce joyeux tournage : « De jouer avec de tels acteurs fut un vrai délice, surenchérit Rinaldi. Enfin, quand je dis « jouer » c’est beaucoup dire. Parce que nous, nous étions une espèce de bête à plusieurs têtes, qui avait peu de choses à raconter, et encore moins à faire – soyons honnête – sinon des mouvements très précis pour assurer les gags. »

Gérard Rinaldi, Coluche et Jocelyne Darche dans Le Grand bazar (Claude Zidi, 1973)

Le Grand Bazar met aussi en lumière une poignée de novices qui ne tarderont pas à éclore. Parmi eux, on retient tout particulièrement la prestation de Coluche. Ce dernier fait face à Gérard Rinaldi dans le cadre d’une visite d’appartement. Une séquence mémorable, où le chauffage au sol est matérialisé par des flammes qui jaillissent du plancher et où la salle d’eau s’avère totalement inondée.

Mais c’est surtout hors plateau que Coluche se fait remarquer, en dévoilant une personnalité haute en couleur. Jean Sarrus se souvient de ce jeune comique inconnu du grand public, mais dont on commence d’ores et déjà à parler au sein des cafés-théâtres : « Sur le film, il devait avoir un jour de tournage, mais il m’a tellement amusé que nous avons déjeuné ensemble à la cantine des studios. Là, il m’explique froidement que nous sommes des vrais cons, tout comme Zidi, de faire du cinéma populaire, et il me parle ensuite d’un scénario qu’il a écrit et auquel il croit beaucoup, un truc sur les rois : « Ça au moins c’est pas de la merde, tu devrais le passer à tes copains producteurs ! » Qu’un comédien avec un si petit rôle parle ainsi du metteur en scène et des vedettes du film, c’était tellement gonflé que je le trouvais encore plus drôle. »

Tournage du Grand Bazar Journal de Paris (19 mars 1973)

Bref, le spectacle est à son comble, devant comme derrière la caméra, et le plaisir de tout un chacun domine très largement : « Avec Claude Zidi, dont l’humeur est communicative, il s’agit de s’amuser, ajoute Rémy Julienne, en charge des différentes cascades. Pour Le Grand Bazar, on nous met à disposition toutes les machines dont nous avons besoin. Et si, par hasard, il fallait en imaginer une, elle serait sur le tournage le lendemain. On arrive à tout avec Zidi, parce que la bonne humeur prévaut. »

Seul bémol : les prises de vue ont lieu en région parisienne, entre Meudon-la-Forêt et Athis-Mons, dans l’Essonne. Jusqu’ici, Les Charlots avaient pris l’habitude de tourner en province, au soleil et, le plus souvent, au bord de l’eau. Le Grand Bazar ne leur accorde malheureusement pas de tels avantages. Ils se consolent donc en déconnant avec l’équipe et quelques voisins, ou en jouant aux cartes dans le bistrot du coin : « Un tournage à Paris en hiver, stipule Sarrus, c’est une nouveauté pour nous qui gomme un peu l’aspect « vacances » loin de la Capitale que nous souhaitons tant pour l’ambiance. Mais on ne va tout de même pas chipoter sur un film de Claude Zidi, avec qui nous faisons plaisir à tant de spectateurs. »

Les Charlots jouent aux cartes sur le tournage du Grand Bazar - DR

Il est vrai que le public se délecte d’ores et déjà de cet énième délire à venir, aguiché par de nombreux reportages et autres campagnes publicitaires annonçant en fanfare la sortie du film, le 6 septembre 1973. Dans cette optique, la production va même jusqu’à s’associer au Tour de France Automobile. Deux voitures pourtant absentes du long-métrage, une Porsche 911 Carrera 2.8 et une Ford Capri, servent alors d’étendards. Du jamais vu à l’époque ! La Porsche a ensuite été commercialisée en miniature, et ce, dans de nombreux pays.

En définitive, le film cumule 3.913.477 entrées sur l’ensemble du territoire, dont 723.275 à Paris, et ce, en dépit de critiques encore (et toujours !) dramatiquement négatives. France-Soir, par exemple, y voit un humour « super-mâché ». De la même façon, Télérama, fidèle à sa réputation, fait la fine bouche : « On a l’impression que Claude Zidi a voulu jouer sur plusieurs tableaux à la fois. Ce n’est jamais un bon calcul. » Et il n’y a guère que Henry Chapier pour prendre la défense de cette œuvre, qu’il résume en un titre : « Une drôlerie nouvelle ».

Le cinéma Le Paris présente Le Grand Bazar

Le Grand Bazar jouit en outre d’une large exploitation à travers le monde, notamment en Belgique, en Allemagne, en Italie, en Suède, au Portugal, au Danemark, en Thaïlande, en Turquie, en République tchèque ou encore au Japon. Et le succès y est tout aussi retentissant. Il confirme la notoriété des Charlots et offre même un bel éclairage à leurs différents partenaires. Trois ans plus tard, alors qu’il débarque aux Indes pour tourner Le Grand fanfaron de Philippe Clair, Michel Galabru est accueilli par un directeur de production quelque peu condescendant, lui affirmant : « Là, au moins, vous ne risquez pas de signer des autographes. » Erreur ! Car, à peine arrivé dans son hôtel, le comédien commande un café au bar et se voit aussitôt solliciter pour une signature : « Et ça, je le devais aux Charlots, qui sont très connus en Inde, et même dans toute l’Asie ! Ce sont des gens très populaires là-bas. » (La Bouteille à la mer, le 3 janvier 1985 sur TF1).

Le Grand bazar - affiche thaïlandaise
Le Grand bazar - affiche tchèque
Le Grand bazar - affiche italienne

En 1974, Les Charlots s’engagent à nouveau aux côtés de Claude Zidi, pour Les Bidasses s’en vont en guerre, mais le cœur n’y est plus vraiment. Pas de thématique originale cette fois, un simple retour en caserne pour une suite certes efficace mais néanmoins redondante. Le cinéaste a la sensation d’avoir fait le tour avec cette bande et, en vérité, un énième projet le motive davantage : celui de La Moutarde me monte au nez, initialement pensé pour Jean-Paul Belmondo et Brigitte Bardot. Quand il soumet l’idée au producteur Christian Fechner, celui-ci accepte à condition de livrer un quatrième film en compagnie des Charlots, et ce, la même année : « J’ai pris ça comme un défi, admet Zidi. Et j’ai donc fait les deux. La Moutarde… est mon premier long-métrage sans Les Charlots. Or, le film, finalement interprété par Pierre Richard et Jane Birkin, a à son tour très bien marché. Tout le monde s’est alors tourné vers moi en se disant : « Tiens, il sait faire autre chose qu’un film avec Les Charlots. Et en plus, ça marche ! » Dès lors, tout s’est enchaîné. J’ai au la possibilité de travailler avec Louis de Funès, Jean-Paul Belmondo… et ma collaboration avec Les Charlots s’est arrêtée. C’est ainsi. Il ne faut jamais forcer le destin. En tout et pour tout, j’ai réalisé quatre films avec eux. C’est moi qui en ai fait le plus, même. Cela ne m’a donc jamais manqué, au contraire cela m’a donné envie d’aller voir ailleurs. »

Les Charlots sur le tournage du Grand bazar (Claude Zidi, 1973) - DR

Et tandis que le cinéaste s’envolera vers les cimes de la Comédie à la française (L’Aile ou la cuisse, La Course à l’échalote, Les Ripoux, Association de malfaiteurs, etc.), Les Charlots, quant à eux, sombreront peu à peu dans les bas fonds du nanar (Et Vive la liberté, Les Charlots en délire, Charlots Connection), faisant ainsi du Grand Bazar leur ultime et incontestable parfaite réussite.

par Gilles Botineau

Sources
100 % Charlots (Jean Sarrus – Ramsay, 2004)
Gérard Rinaldi, une vie et tant d’autres (entretiens avec Gilles Botineau – Neva éditions, 2024)
Claude Zidi, en toute discrétion (Vincent Chapeau – Hors Collection, 2019)
Le Cinéma de Claude Zidi, fou, insouciant et facétieux (Thibault Decoster – Lettmotif, 2019)
Ma Vie en cascades (Rémy Julienne – Editions n°1, Calmann-Lévy, 2009)
Les Comédies à la française (Christophe Geudin et Jérémie Imbert – Fetjaine, 2011)

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