Parmi les incontournables de Louis de Funès, Le Grand restaurant de Jacques Besnard (1966) figure en très bonne position. Et il n’y a pas de hasard, puisque ce long-métrage est le fruit d’une lente gestation. France-Soir s’en fait l’écho dès 1958, époque durant laquelle de Funès commence à devenir une tête d’affiche : « Dans Taxi, roulotte et corrida, écrit-on, Louis de Funès vit ses derniers moments de tranquillité. Il n’y est que comédien. À la fin de l’année, il sera à la fois metteur en scène, scénariste et interprète du Grand restaurant. Ce film où il exercera trois métiers lui a été inspiré par un quatrième, qu’il exerça naguère. Louis de Funès était, à ses débuts, pianiste dans des cabarets et restaurants divers. Assis douze heures par jour sur un tabouret, il eut l’occasion d’observer l’envers du décor élégant d’un établissement gastronomique (ou pas). Dans Le Grand restaurant, de Funès s’est donné le rôle du patron d’un restaurant de luxe et nous fera pénétrer des cuisines à la plonge, du vestiaire à la table d’honneur. »
Un projet qui s’affine encore davantage lorsque l’acteur interprète un certain Gaspard Ripeux, restaurateur et turfiste, face à Jean Gabin, dans un long-métrage datant de 1962, Le Gentleman d’Epsom. Mais à cette époque, l’homme manque d’appui solide, et ce n’est qu’à la suite de plusieurs triomphes (Le Gendarme de Saint-Tropez de Jean Girault, Le Corniaud de Gérard Oury, Fantômas d’André Hunebelle) que Louis de Funès parvient à concrétiser son rêve. Le producteur Alain Poiré chez Gaumont en valide rapidement le concept et l’esprit : « Par goût personnel, j’aime bien la comédie, j’aime bien les choses gaies, j’aime bien m’amuser quand je fais un film. On me dit : ’’Mais pourquoi faites-vous ce genre de film ?’’ Je réponds : ’’Mais écoutez, je fais ce genre de film parce qu’il me plaît.’’ »
De Funès met cependant un frein à son ambition de cinéaste, et recrute Jacques Besnard, un assistant d’Hunebelle qu’il apprécie, afin d’assurer la partie technique. Ce qui n’empêche pas l’acteur de garder le contrôle et d’imposer au maximum sa vision. Une interview accordée à France-Soir le 21 janvier 1966 révèle le nouveau visage de Louis de Funès : « Pendant dix-huit ans, j’ai été le gugusse à qui l’on dit ’’Fais ça’’. Comme à un singe savant. Mais de quel droit un metteur en scène peut-il donner des ordres à un acteur comique ? Il doit se contenter de le guider, de le mettre sur les rails et de lui laisser faire ce qu’il a envie de faire. » Face à Ciné-Monde, venu faire un reportage sur le plateau, il justifie en sus : « Comme j’ai des intérêt dans le film, et qu’il me plaît, je mets la main à la pâte, en esprit d’équipe. Plein accord de tous. Pas d’histoires. J’ai horreur de ça. » Et le journal en rapporte des faits bien précis : « De Funès veille à tout. Rien n’échappe à l’œil bleu, étincelant, de ce petit homme au teint de bourgeois soigné, colérique sans conviction (il pouffe aussi facilement) et vif comme un pinson. Tout à l’heure, il expliquait au vieux comédien Caccia – n’est-ce pas un film de copains ? – comment, assis au piano, mine de rien, il devait dissimuler sous son pied un billet de 10.000 anciens francs, puis l’empocher : de Funès, dans ce jeu de scène, est superbe. Caccia, bien stimulé, aussi. Bravo ! »
Une séquence aujourd’hui mythique. Comme tant d’autres, d’ailleurs… Et toutes, ou presque, nées de l’imagination débordante de sa vedette, qui fait de l’irascible Septime un de ses personnages les plus irrésistibles. Il faut dire, qu’en dépit d’un script et des dialogues signés Jean Halain (Le Bossu, L’Assassin est dans l’annuaire, Le Capitan…), l’ensemble manque cruellement de consistance. Olivier de Funès, qui exécute sur ce long-métrage ses seconds pas en tant que comédien après Fantômas se déchaîne (1965), révèle que son père se levait chaque matin avec de nouvelles – et excellentes – idées. Preuve d’un réel besoin. Il se souvient notamment de ces propos partagés un jour : « J’ai pensé qu’un des serveurs pourrait dire tout le temps ’’Mon Dieu !!!’’ J’aime bien les gens offusqués, ils me font beaucoup rire ! Les cailles ont brûlé : mon Dieu ! Il fait trop chaud : mon Dieu ! Vous êtes viré : mon Dieu ! »
Autre exemple fameux : alors qu’il vient d’achever un plan durant lequel il déclame – simplement avec l’accent allemand – la recette du soufflé aux pommes de terre, il s’isole, estimant qu’ainsi la scène ne fonctionne pas. Et le tournage s’arrête net. De Funès refuse de poursuivre : « Ce jour-là, il est d’une humeur massacrante, précise son fils Olivier. Les lunettes de soleil ont beau masquer ses yeux, je devine son regard anxieux : il en a marre ! Aucune pression ne le fera changer d’avis. Jacques n’arrive pas à le persuader de tourner la scène. Nous rentrons le soir comme si nous avions appris son échec à un concours. Son moral est au plus bas. »
Le lendemain, les tensions s’estompent. Et de Funès a repris du poil de la bête : « Ça y est, j’ai trouvé ! s’exclame-t-il. Voilà : si une ombre me dessinait la moustache et la coupe d’Hitler pendant que je dévoile la recette en allemand ? » Cette pensée géniale est rapidement mise en place et, à l’arrivée, une seule prise suffit.
Sans jamais faillir, l’Artiste se donne à fond, et s’avère continuellement touché par la grâce. Il participe même à l’élaboration d’une chorégraphie avec Colette Brosset, une ancienne complice des Branquignols, et bosse dur pour que le résultat soit à la hauteur : « Louis avait la musicalité dans le corps, explique-t-elle. Pourtant, de Funès n’avait jamais pris de cours de danse. Si Jean Carmet et Michel Serrault sont arythmiques, Louis ne l’était pas du tout. Ne connaissant pas la technique, patiemment, il apprenait pas par pas. Pas de bourrée, grand jeté, saut de chat lui devinrent vite familiers. Il les travaillait des heures. Bien que finalement, il ait horreur de danser, il avait la facilité, le don… ».
Conséquence de tout cela, et parce que de Funès a su s’entourer de multiples talents avec qui il s’amuse, et nous le communique pleinement (Bernard Blier, Pierre Tornade, Venantino Venantini, Paul Préboist, Noël Roquevert, Jacques Legras, Michel Modo, Guy Grosso, Jacques Dynam, France Rumilly…), Le Grand restaurant décroche lors de sa sortie en salles l’étoile du public, et finit par avoisiner les quatre millions d’entrées en bout de course (3.878.520 pour être précis).
Dans la presse, en revanche, les avis sont nettement plus nuancés. À commencer par celui de Michel Capdenac qui écrit dans Les Lettres françaises : « La cuisine mijotée par M. Jacques Besnard ne comporte qu’une recette, Louis de Funès. […] Copieusement servi et assorti de quelques entremets Bernard Blier, ce repas n’est certes pas destiné aux estomacs délicats. Le soufflé de Funès contient surtout du vent. Si l’on bâille, ce n’est pas tant de rester sur sa faim mais parce que l’ennui est à ce film ce que le cheval est à l’alouette dans le fameux pâté. » L’Humanité, de son côté, ne retient que « la sauce épaisse de certains plats. » Quant à Robert Chazal, dans France-Soir, il souligne « qu’on aurait pu rire encore plus si, dans ce Grand restaurant, la carte des gags avait été encore plus variée. » Rappelons qu’entre Louis de Funès et les critiques, les rapports ont toujours été extrêmement houleux. Et l’acteur en souffrira, lui dont le principal objectif était de « faire rire les enfants et les parents à la fois dans ce monde trop triste… ».
Le Grand restaurant fait désormais partie des petits classiques de notre patrimoine cinématographique, ceux que la télévision se plaît à rediffuser en boucle, pour le plaisir des plus fins gourmets. À (re)déguster en famille.
par Gilles Botineau
Pour en savoir plus :
Patrick et Olivier de Funès, Ne parlez pas trop de moi, les enfants ! (Le Cherche Midi)
Bertrand Dicale – Louis de Funès, Grimaces et gloire (Grasset, 2009)
Christophe Geudin & Jérémie Imbert – Les Comédies à la française (Fetjaine, 2011)
Site web autourdelouisdefunes.fr