Jacques Tati, la folle histoire de l’espace (partie 1)

Héritier des grands burlesques du muet (Mack Sennett, Buster Keaton, Harold Lloyd, Charles Chaplin), Jacques Tati a su en seulement six longs métrages construire une œuvre totale, riche et foisonnante. De Jour de te à Trafic, Tati nous livre sa vision drôle et sensible de la France des 30 glorieuses. Mais l’inoubliable Monsieur Hulot est aussi un créateur de forme qui a révolutionné la comédie burlesque, tant dans sa narration que dans son esthétique.

Adepte du filmage en plan général, Jacques Tati a fait évoluer son œuvre vers le parti pris de non-découpage : le plan général y rassemble et dissémine une multiplicité d’actions discrètes et simultanées. Rares sont les cinéastes qui ont cherché à rapprocher l’espace filmique de l’espace représenté comme a su le faire Tati, approchant ainsi le réel pour mieux le subvertir. Car ne nous méprenons pas, par sa technique de filmage le metteur en scène ne cherche pas à tendre vers la réalité. Bien que sa méthode de travail soit fondée sur l’observation du monde, Tati ne le filme pas. Il le crée. C’est le monde de Tati.

Jean-Pierre Zola et Jacques Tati dans Mon Oncle (1958) - © Les Films de Mon Oncle

La structure narrative des films de Tati : une histoire d’espace

De son passage au music-hall, Jacques Tati a gardé l’idée d’un lieu privilégié où son comique pourrait librement s’exprimer. Un lieu vide qui se peuple petit à petit et où les personnages participent à l’élaboration d’un spectacle. Cette idée est l’enjeu même de Jour de Fête, où l’histoire s’articule autour de la place du village. Cette structure en losange (Vide/Plein/Vide) on la retrouve dans Jour de Fête mais aussi dans Les Vacances de Monsieur Hulot et Playtime.

Dans Jour de Fête, c’est une place de village qui devient en l’espace d’une journée le théâtre de festivités avec l’arrivée des forains. Une fois la fête terminée, la place retrouve son calme habituel. Dans Les Vacances, c’est l’Hôtel de la Plage qui se remplit puis se vide à la fin de l’été ; les vacanciers ont remplacé les forains et les villageois. Playtime s’ouvre sur un aéroport vide, dont le calme est bientôt perturbé par l’arrivée massive de touristes venus visiter Paris.

Jour de Fête (Jacques Tati - 1949) - © Les Films de Mon Oncle

Le travail sur l’espace et les lieux sont essentiels dans l’œuvre de Tati et cette structure en losange autour d’un lieu unique dans ses deux premiers films évolue à partir de Mon Oncle. L’évolution de la société conduit ainsi Tati à développer son récit sur des « espaces » plus vastes. Si l’action de Jour de Fête se concentre dans un petit village, celle des Vacances dans une station balnéaire, Tati va à partir de Mon Oncle étendre la superficie des lieux où évolue son comique. L’action de Mon Oncle se déroule en effet dans une ville où deux quartiers s’opposent, celle de Playtime a pour théâtre Paris et son aéroport et Trafic est un road movie entre Paris et Amsterdam.

Mon Oncle fonctionne à travers une structure narrative en forme de « va-et-vient » entre deux mondes qui n’ont rien en commun, le vieux Saint-Maur étant menacé par l’émergence d’un quartier moderne et fonctionnel. Monsieur Hulot fait le lien entre ses deux mondes qui ne communiquent presque plus. La petite place du vieux Saint-Maur apparaît comme un espace de liberté et de résistance faisant face à la société normalisée du quartier neuf dont les marteaux piqueurs gagnent du terrain chaque jour.

Mon Oncle (Jacques Tati - 1958) - © Les Films de Mon Oncle

Mon Oncle (Jacques Tati - 1958) - © Les Films de Mon OnclePlus qu’une opposition entre deux espaces, Mon Oncle évoque avant tout le dirigisme spatial qui affecte le quartier neuf et la crainte de sa généralisation. Le quartier neuf est constitué de différents blocs spatiaux répondant à une fonction précise. Il y a l’espace résidentiel, incarné par la Villa Arpel, le bloc « Plastac », l’usine de Monsieur Arpel, le bloc « Ecole » pour Gérard, le fils des Arpel, et le bloc « Ringston’s » pour les loisirs des Arpel.

Pour se déplacer, il y a l’indispensable voiture, nouvel espace individuel d’une société en pleine mutation. La structure narrative du quartier neuf s’inscrit dans une logique de « dictature » spatiale, où les déplacements sont rationnalisés à l’extrême et les gestes quotidiens deviennent mécaniques et robotisés. Monsieur Arpel suit scrupuleusement la signalisation jusqu’à sa case de stationnement et semble ainsi entièrement dirigé par l’espace qu’il s’imagine maîtriser.

Il serait cependant réducteur de limiter Mon Oncle à une critique du monde moderne, ce dont Tati s’est toujours défendu. Plus que le progrès technique, Tati critique simplement l’usage que l’on peut en faire. Son personnage de Monsieur Hulot, par sa maladresse et ses facéties, agit comme un contrebandier fantasque, déréglant l’ordre établi et apportant de la fantaisie à une société normée.

Trafic fonctionne avec une structure narrative différente. On est ici dans le road-movie. Tati rend compte dans ce film du développement du réseau autoroutier et du parc automobile. A la différence de ses films précédents, le comique se déploie non pas dans un espace délimité mais dans un espace sans frontière. Dans une société ultra-moderne et fonctionnelle, où l’imprévu est banni, c’est l’incident qui est source de comique. Pour Tati, « les gens ne savent plus rire parce que, dans leurs cages roulantes, ils n’ont plus aucun contact ni avec la nature, ni avec leurs semblables. Leur seule chance est la panne ».

Trafic (Jacques Tati - 1971) - © Les Films de Mon Oncle

par Yann Marchet

retrouvez aussi : Jacques Tati, la folle histoire de l’espace (partie 2)

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