Ettore Scola : les souvenirs de Pascal Thomas

Parler d’Ettore Scola, c’est parler du cinéma italien.

Quand nous avons créé avec Roland Duval, à Montargis, la revue V.O. (Vicinal Ordinaire de l’actualité cinématographique, revue insolente, provocatrice, sinon provocante, qui s’opposait à la doxa fixée par Les Cahiers du Cinéma et surtout par les « culs-bénits » de Télérama), parmi les numéros spéciaux qui se sont imposés immédiatement, il y a eu celui sur le cinéma italien, en particulier sur cette génération de cinéastes révélés après-guerre, qui développaient un point de vue amusé, sarcastique, ironique, féroce et désespéré sur la société italienne, et que nous avions désigné sous le terme générique de « Cinéma Babouin ». Pourquoi babouin ? Parce que les babouins osent tout, mettent un pied dans le plat sans oublier d’y mettre l’autre, font tout, oui tout, devant tous les publics qui se pressent devant leur cage, y compris devant des classes entières de collégiennes qu’on amène en troupeau apprendre la vie dans les allées du zoo.

Ettore Scola et Nino Manfredi sur le tournage de Affreux, sales et méchants (1976)

Nous avions deviné qu’une génération exceptionnelle était née, et dont les films comptaient plus à nos yeux que ceux de Luchino Visconti et d’autres cinéastes académiques applaudis et loués partout… Nous, nous célébrions Dino Risi, Pietro Germi, Vittorio Cottafavi, Steno, Luigi Comencini, Mario Monicelli, Ettore Scola, etc. Notre idée était que l’histoire du cinéma italien avait trouvé sa vraie voie dans ce que l’on a appelé de façon fautive la « Comédie italienne » ou « Comédie à l’italienne », alors qu’il s’agissait plutôt de tragi-comédies, d’un cinéma douloureux sous les rires, de films porteurs d’une ironie désenchantée, qui correspondaient parfaitement au tempérament italien. Il faut dire que le cinéma italien, à quelques exceptions près, avait mis du temps à se trouver en accord avec l’esprit si particulier du peuple italien dans sa fantaisie, son tempérament et ses éclats, bref, à retrouver ce qui avait fait la force et la durée de la comedia dell’arte.

Affreux, sales et méchants (Ettore Scola, 1976)

Avant la longue parenthèse de l’entre-deux guerre, fleurit ce qu’on a baptisé le « cinéma des téléphones blancs », cinéma de fuite où l’on développait des mélodrames ou des comédies romantiques dans des décors satinés et luxueux. Ces films, dans les années mussoliniennes, voisinaient avec des films de grande reconstitution historique, à la réalisation souvent riche et inventive, parfois plastiquement innovante, mais loin de cet esprit cher à Carlo Goldoni.

À la fin de la guerre, par réaction, vint la vague des films néo-réalistes, dont Vittorio De Sica, Cesare Zavattini et Roberto Rossellini furent les maîtres incontestés. Mais ces films ne reflétaient toujours pas le caractère singulier de l’Italie et des italiens, caractère qui me fut un jour défini par Ennio Flaiano [écrivain et scénariste de Fellini] : « C’est très simple, tu prends la banquise qui, avec toute cette glace, est l’endroit le plus sinistre au monde, tu mets deux italiens dessus, ça devient une scène de comédie ».

 Vittorio Gassman et Jean-Louis Trintignant dans Le Fanfaron (Ettore Scola, 1962)

C’est ce génie-là que sut saisir cette génération exceptionnellement douée, au centre de laquelle on trouve dès le début Ettore Scola, génération qui régna sur le cinéma de 1950 à 1980, trente années glorieuses, inventives, où tous les postes (producteurs, réalisateurs, scénaristes, acteurs, actrices) étaient occupés par les meilleurs. Et tous, à quelque détail près, interchangeables. Le meilleur exemple étant donné par Mes chers amis, commencé par Pietro Germi qui, sentant sa fin approcher quelques jours avant le tournage, demande à Mario Monicelli de le remplacer, ce qui donne un film où l’on peut lire au générique « film de Pietro Germi réalisé par Mario Monicelli ».

Cette unité de style, d’inspiration, et de curiosité a fait la richesse de ce cinéma. Une unité que l’on peut comparer à celle des grands courants littéraires français du XVIIe au XIXe, et dont on peut trouver l’origine dans le fait que la naissance du cinéma est contemporaine de la naissance de la langue italienne telle qu’on la parle aujourd’hui. En effet, ce cinéma de comédie est d’abord un cinéma littéraire. Tous ces grands metteurs en scène sont d’abord de très bons écrivains et dialoguistes. Ils créent des caractères à la façon des écrivains.

Ettore Scola, journaliste, critique, scénariste, metteur en scène, un peu théoricien, fut un des piliers de ce cinéma-là au cours de ces trois décennies. Il a participé aux films les plus emblématiques : Le Fanfaron et Les Monstres de Dino Risi, Nous nous sommes tant aimés !, Affreux, sales et méchants, jusqu’au film testamentaire de cette période du cinéma italien, La Terrasse, où l’on retrouve tous les protagonistes de cette création collective filmés dans l’appartement et sur la terrasse de Ruggero Maccari dominant Trinita del Monte. On y voit les compères d’Ettore Scola, Age et Scarpelli dans leur propre rôle, et pratiquement tous les noms que l’on a vu un jour réunis sur les génériques de leurs films. D’ailleurs, quand, cinéphile, je voyais tous ces noms regroupés pour le scénario et les dialogues, je pensais qu’ils écrivaient les scènes des films à venir réunis dans une même pièce. En fait, la méthode était différente. Le film commençait souvent sur une idée qu’ils développaient à deux ou trois, puis se greffaient d’autres scénaristes quand les premiers devaient abandonner le film pour aller en écrire un, deux ou trois autres, et ainsi de suite…

Les Monstres (Dino Risi, 1963)
Affreux, sales et méchants (Ettore Scola, 1976)
La Terrasse (Ettore Scola, 1980)

Mais les complices constants de Scola furent Agenore Incrocci et Furio Scarpelli. Un jour chez Age, en compagnie de Scola et Scarpelli, j’ai vu arriver Comencini le visage défait parce qu’il ne parvenait pas à enrichir deux ou trois scènes de son prochain film qu’il estimait trop faibles. Ce fut fait dans les heures qui suivirent et Comencini repartit l’air toujours aussi triste, les bras trop longs pour ce petit corps accablé, et qui lui avaient valu ce surnom trouvé par Scola : « Il facchino senza bagaglio » (le porteur sans bagage). J’étais venu ce jour-là pour qu’ils me donnent leur point de vue sur la version italienne des Zozos. C’est Enrico Vanzina, un des fils de Steno, que j’avais connu journaliste des années auparavant, qui m’avait piloté dans Rome, pour voir des films et me faire rencontrer leurs auteurs. Comme tous les fils de ces cinéastes, il avait été au lycée français de Rome et parlait un français impeccable. Il plaisait aussi beaucoup aux femmes plus âgées que lui : il faut dire qu’il ressemblait étrangement à John Lennon. C’est donc cette version que j’avais soumis à Scola, Age et Scarpelli. Je me souviens encore de l’étonnement d’Ettore, qui avait aimé Les Zozos pour la vérité et la vivacité des dialogues, entre autre, et quittant des yeux la version italienne du dialogue, me dit : « Mais qui t’a écrit ça ? PROUST ? » Ils eurent la gentillesse de passer l’après-midi à corriger et m’offrir une version « à l’italienne » du dialogue des Zozos, version à laquelle je dois sans doute l’énorme succès du film en Italie.

Nous nous sommes tant aimés (Ettore Scola, 1974)Je pus lui rendre le même service des années plus tard. Lui aussi avait eu le sentiment que l’adaptation française qu’on lui proposait de Nous nous sommes tant aimés ! était fautive, mais sans trop savoir l’étendue des dégâts, ni comment traduire avec précision et esprit le dialogue, écrit avec Age et Scarpelli, si riche en aphorismes. Ils pensaient qu’une demi-journée de travail suffirait, Il m’a fallu dix jours pour écrire une adaptation fidèle à l’esprit du texte original. Il n’y avait pas moins de cinquante corrections par page. Et à chaque fois que je le revoyais, nous avions cette petite phrase comme code, qu’il me soufflait à l’oreille à chacune de nos rencontres : « Dis-toi bien que j’ai conservé précieusement notre texte ».

Autre souvenir, leur habitude, à Rome, de se réunir à la terrasse d’un café (Piazza del Popolo ou ailleurs), et s’exercer à donner un destin amusant à chacun des passants. C’était en général un destin qu’ils fabriquaient volontiers tragique, à multiples péripéties, mais raconté de façon burlesque. Ils partaient d’un détail, un parapluie mal porté, un chapeau de travers, une démarche inattendue, une trogne bizarre, une allure pressée qu’ils rendaient suspecte. Leur invention courait, se développait pour s’épanouir jusqu’aux éclats de rire, exercices quotidiens qui nourrissaient une invention que l’on retrouvait dans les personnages de leurs films. Scola puisait la matière de ses films dans la réalité présente et passée. Il s’était d’ailleurs amusé de l’hommage que j’avais rendu à ces moments inventifs passés ensemble, dans Mercredi, folle journée !, où Vincent Lindon, pour divertir sa fille, reproduit ces moments joyeux qui ont illuminé mes années romaines, tout comme les dîners servis et arrosés quand j’écrivais avec Age et Scarpelli certains de mes films.

Qu'il est étrange de s'appeler Federico (Ettore Scola, 2013)Comme ils écrivaient plusieurs films à la fois, j’ai pu assister à des séances de scénario. Scola se déplaçait, Scarpelli restait bien enfoncé dans son fauteuil, Age tapait à la machine, construisait. L’invention, les pointes, les bons mots jaillissaient de partout. Bien sûr, ça n’allait pas sans engueulade définitive mais qui se terminait très vite, « à l’italienne ». Ils s’arrêtaient parfois pour feuilleter un journal, et d’un fait divers naissait une nouvelle situation qu’ils intégraient au film. Ainsi le clin d’œil à De Sica et au Voleur de bicyclette dans Nous nous sommes tant aimés. C’est là que j’ai entendu parler pour la première fois du journal satirique Marc’Aurelio auquel ils avaient tous collaboré avec Federico Fellini, et auquel Scola a consacré son dernier film, Qu’il est étrange de s’appeler Federico, qui évoque ces moments où il n’y avait place qu’au bonheur d’être ensemble, et où même l’avenir semblait meilleur.

Quand il évoquait son passé, je ressentais que la mélancolie de ces années heureuses et d’espoir était non seulement perceptible mais aussi palpable chez Ettore Scola. C’est d’ailleurs une caractéristique de ses films. Le thème sous-jacent qui porte toute son œuvre pourrait être résumé par cette phrase : la vie ne s’est pas passée comme on l’a rêvée. « C’est la mélancolie du militant, me disait-il, car tu sais bien, toi, que le militant perd toujours. » Et je lui répondais : « Sauf en en faisant des comédies où il gagne ». Il aimait beaucoup cette phrase de Paul Léautaud qui « ne comprenait pas que l’on écrive des tragédies quand la comédie, de toutes façons, porte en elle la tragédie. »

En 1981, après Celles qu’on n’a pas eues, j’avais décidé de faire une pause, et cherchais un rôle pour Marcello Mastroianni qui me l’avait demandé, sans trouver un sujet à la hauteur de son talent. Je suis allé le voir tourner La Nuit de Varennes, puis je me suis retrouvé pendant plusieurs mois à Rome, l’esprit libre, allant voir des films, et cherchant avec Age un sujet que nous pourrions écrire ensemble. Ce fut fait des années plus tard.

À Cinecittà, Scola avait reconstitué une salle de bal pour un film qui évoquait uniquement par la musique et les airs populaires l’histoire du monde des années 1920 aux années 1980. Comme il n’était pas satisfait de son musicien, il m’avait demandé qui connaîtrait assez la musique et ces airs-là pour composer un score musical adéquat. Je pensais à Georges Tabet, puits de science musicale et mémoire absolue de la chanson populaire et de la chanson de variété depuis qu’elle existe, mais je le savais malade et bien trop fatigué pour s’atteler à une tâche aussi considérable. Je lui conseillais donc Vladimir Cosma, qui connaissait parfaitement toute l’histoire de la musique populaire, et qui avait composé les musiques de tous mes films. J’ai le souvenir que la première entrevue s’était mal passée. En effet, comme beaucoup de metteurs en scène, Scola n’arrivait pas à se détacher de la bande-son sur laquelle il avait travaillé et monté le film. Les choses se sont arrangées puisque c’est le compositeur roumain qui a signé la musique de ce très beau film franco-italien.

Ettore Scola en 1982 au Festival de Cannes pour La nuit de Varennes © RALPH GATTI/AFP

Pour finir, le seul reproche que Scola acceptait et que l’on pouvait faire à toute cette génération si riche et si brillante de cinéastes et de créateurs italiens, était celui de ne jamais avoir su ou voulu transmettre leur expérience et leur savoir à la génération suivante, préférant rendre responsable de la décadence du cinéma italien Silvio Berlusconi. Il en était d’accord et le regrettait, bien que dans certaines de ses conférences et dans plusieurs de ses cours aux étudiants il ait tenté de définir les caractéristiques de son art et d’en donner quelques clés. À Florence, lors d’un colloque organisé par l’excellent Aldo Tassone, je lui faisais remarquer qu’une scène de Mes chers amis était emblématique de cette attitude à refuser le passage le témoin : celle où l’on voit les protagonistes sexagénaires du film s’amuser depuis le quai à gifler le visage des voyageurs à la fenêtre d’un train roulant, en partance pour Milan. L’un d’eux interprété par Ugo Tognazzi, après avoir envoyé un bonne baffe à ce qui semblait être un jeune cadre milanais en costume strict et trop sérieux, s’entend dire « Papa ! », et se retrouve confus. « En effet, me disait-il, ça reflète en quelque sorte le peu de considération qu’on a pour les générations suivantes. C’est une faute, mais on ne peut pas vraiment changer les italiens. Et nous sommes très italiens. » Cette fois, ce n’était pas un iceberg mais un quai de gare où se jouait le conflit des générations, qui était devenu une scène comique.

Pascal Thomas
propos recueillis par Jérémie Imbert

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