Le Gendarme de Saint-Tropez : coulisses d'une saga culte

Le Gendarme de Saint-Tropez : coulisses d’une saga culte

À propos de Louis de Funès, Jean Girault déclarait : « Lui c’est le moteur, moi le frein. » Et,  ensemble, ils ont érigé une des plus importantes pages de la Comédie à la française : douze films en commun, dont six Gendarmes. Une saga indémodable, pleinement ancrée dans le patrimoine culturel français.

5 juin 1964. Le soleil est au beau fixe. Louis de Funès soufflera bientôt ses cinquante bougies. Affublé d’un képi et d’un sifflet, il s’apprête à tourner une comédie de plus, sans imaginer le raz-de-marée que vont provoquer trois mois plus tard les aventures tropéziennes de Ludovic Cruchot et Jérôme Gerber.

LE GENDARME DE SAINT-TROPEZ
Le Gendarme de Saint-Tropez (Jean Girault, 1964)À l’origine de la saga comique la plus longue du cinéma français, un homme : Richard Balducci. Alors qu’il est en repérage pour un film intitulé Saint-Tropez Blues (Marcel Moussy, 1961), on lui vole une caméra dans son auto. Il se rend à la gendarmerie du coin pour porter plainte, et découvre sur place un militaire guère surpris par les faits relatés : « Votre voleur, on le connaît, il s’appelle Gaspard, et la semaine dernière on l’a raté de vingt-cinq mètres. » Il n’en faut pas plus à Balducci pour l’inciter à écrire un scénario autour de cette péripétie. Il en parle à Louis de Funès qui, séduit par l’idée, le met en contact avec ses producteurs. Suite au succès de Pouic-Pouic et Faites sauter la banque, tous les deux réalisés par Jean Girault, Gérard Beytout et René Pignères cherchent un sujet fort pour le comédien. À la demande de de Funès, ce sera Le Gendarme de Saint-Tropez.

Le Gendarme de Saint-Tropez (Jean Girault, 1964) - Illustrateur : Clément HurelUne fois le script validé, on se penche sur la distribution. Pierre Mondy ayant déjà des engagements au théâtre, le rôle de l’adjudant Gerber échoit rapidement à Michel Galabru : selon la vieille tradition des couples antagonistes, la frénésie répressive de Cruchot s’oppose à la routine bonasse de l’adjudant-chef Gerber, tandis que les quatre autres gendarmes exécutent les ordres sans zèle excessif. Louis de Funès fait engager Guy Grosso et Michel Modo, avec qui il vient de jouer une pièce de Robert Dhéry, La Grosse Valse. Christian Marin et Jean Lefebvre viennent compléter la brigade. Notons que tous les comédiens, choisis ou approuvés par de Funès, ont déjà croisé sa route au cinéma ou au théâtre : Claude Piéplu, Maria Pacôme, Geneviève Grad, France Rumilly…

Le budget du premier film s’élève à 1,3 million de francs, et augmentera un peu plus à chaque épisode. L’équipe tourne ainsi dans des conditions très confortables, dans un cadre ensoleillé, et l’ambiance est décontractée. Aucune pression ne vient troubler la vedette, que le metteur en scène cadre en plan large afin de saisir chaque détail de sa gestuelle. Ainsi, dès l’ouverture du film en noir et blanc, l’acteur s’agite et imite la poule afin d’attirer un voleur… de poules : logique, pour un poulet ! Après quoi le gendarme reçoit sa mutation, et l’image passe en couleur : Do you do you do you Saint-Tropez !

Réservé, n’élevant jamais la voix sur le plateau, Jean Girault laisse beaucoup de place à l’improvisation et aux trouvailles de Louis de Funès et de ses partenaires. Conviés aux rushes, les six acteurs donnent même leur avis lorsqu’il faut retourner une scène. Un apport considérable.

Louis de Funès et Jean Girault sur le tournage du Gendarme en balade (1970) - DR

Dans cette virée tropézienne en cinémascope, Louis de Funès fait exploser son sens du timing et du gag visuel. Qui n’a pas ri devant ses déguisements absurdes (soldat, milliardaire, Thierry la Fronde…) et ses cascades improbables aux côtés de la religieuse Sœur Clotilde dans sa 2CV ? Bercé d’insouciance et de situations cartoonesques, sans méchanceté ni vulgarité, porté par la marche des gendarmes de Raymond Lefèvre inspirée du thème sifflé du Pont de la rivière KwaïLe Gendarme de Saint-Tropez sort le 9 septembre 1964 et un tel triomphe (7.809.383 spectateurs) surprend toute l’équipe. Le film voyagera même sur les quatre coins du globe en 1964 et 1965.

Le Gendarme de Saint-Tropez s'exporte dans le monde

En revanche, et sans surprise, les critiques sont plus divisées. Côté positif, on retiendra celle de Pascal Brienne (Les Lettres françaises) qui écrit : « On n’attendait certes pas grand-chose de ce film de Jean Girault et l’on n’en est que plus surpris d’y trouver une gaieté, un entrain et pourquoi pas un rythme qui n’ont rien de forcé. C’est léger, hyperléger, mais seul le pisse-froid de service trouvera matière à faire le difficile. » Et les pisse-froid ne manquent pas, justement, à commencer par Télérama qui, sous la plume de Jean Collet, évoque assez durement « un cinéma de patronage pour nos arrière-grands-pères. » Bref ! cela n’a, en définitive, aucune importance (ou si peu) puisqu’une suite est aussitôt envisagée par l’équipe.

LE GENDARME À NEW YORK
Le Gendarme à New York (Jean Girault, 1965)Avec le triomphe de Fantômas (4.492.419 spectateurs) et du Corniaud (11.739.783 spectateurs), Louis de Funès est devenu une immense star, ce qui permet d’obtenir d’importants moyens pour Le Gendarme à New York (1965). Certaines scènes sont cependant imaginées durant la traversée sur le paquebot France (la délirante leçon d’anglais) ou à New York (Gerber qui cuisine un steak dans sa chambre d’hôtel). Il faut dire que les auteurs n’ont pas d’autre choix que de réadapter le script en cours de route, conséquence de tensions naissantes. Jean Lefebvre, jaloux de son partenaire et de sa réussite fulgurante, prend le tournage par-dessus la jambe. Au point, un jour, de se faire (faussement) porter pâle, menant à une mise à l’écart radicale de son personnage. Michel Galabru en a eu la confirmation par le producteur du film : « Jean Lefebvre a fait arrêter le tournage parce qu’il était malade. Et nous l’avons surpris en train de jouer au casino en pleine nuit. À partir de là, il avait tout perdu. »

Louis de funès sur le tournage du Gendarme à New York (Jean Girault, 1965) - DR

Quoi qu’il en soit, en dépit d’une poignée  de séquences savoureuses inspirées des slapsticks américains, on rit moins, mais dès le 29 octobre 1965, les spectateurs se ruent malgré tout dans les salles pour un total de 5.495.059 tickets vendus. Et au-delà de la presse, fidèle à elle-même, Jean Girault et ses dévoués gardiens de la paix comptent désormais un soutien de poids en la personne du cinéaste André Hunebelle, lequel ne cache pas son admiration, retranscrite dans le journal L’Aurore : « Je croyais que mon confrère Girault prenait un risque terrible en nous imposant un nouveau Gendarme, mais le film est tellement frais, tellement sympathique, qu’il m’a fait tellement rire, que je suis obligé de lui donner entièrement raison. »

LE GENDARME SE MARIE
Le Gendarme se marie (Jean Girault, 1968)Lorsque débute le tournage du Gendarme se marie, le troisième volet de la série, la vague de mai 1968 déferle de Paris jusqu’à Saint-Tropez, avec d’un côté les grévistes (le cameraman, la scripte, le deuxième assistant opérateur…), et de l’autre les non-grévistes (la star, le producteur, le réalisateur, le chef opérateur…). Mais comme la production menace d’arrêter le tournage et de cesser tout paiement, l’équipe continue.

Choisie par Louis de Funès pour interpréter son épouse, Claude Gensac devient sa partenaire privilégiée. Le courant passe à merveille entre eux, que ce soit à l’écran ou en coulisse, si bien que plusieurs générations de spectateurs la baptisent « Mme de Funès » ! N’en déplaise à Jean Girault, qui aurait préféré une autre comédienne. Dans ses mémoires, Claude Gensac précise : « Louis m’avait téléphoné début mars 1968 : « Dans mon prochain film, tu seras Mme Ludovic Cruchot. On commence à tourner en mai. Jeanne et moi, on part en vacances. À bientôt, on t’embrasse. »« Bien, mon colonel ! » avais-je répondu en riant. (…) Girault, furieux de ne pas avoir engagé qui il voulait, multipliait les occasions de m’emmerder. Par exemple, il me faisait venir sur des lieux de tournage où je n’avais rien à faire. Il disait : « Il faut qu’elle soit là ! Il se peut que je change quelque chose à mon planning et que j’aie besoin d’elle. » Un jour où Louis ne tournait pas, Girault m’a fait venir. Prête à tourner à 8 heures du matin, ce qui supposait d’être levée à 5 heures et demie, puis maquillage et habillage. Pour finir, j’ai tourné un plan, écharpe sur la tête, lunettes noires, dans une voiture passant très vite devant la caméra, à… 16h30. Immédiatement après, je me suis avancée vers lui qui m’attendait goguenard, le sourire aux lèvres. Sans râler, sans émettre une quelconque protestation : « J’espère que tu as bien joui », lui ai-je dit en souriant, devant toute la technique. Il a quand même perdu le sien, de sourire. » Le public, lui, conserve le sien – et bien plus ! –  puisque, une fois encore, le film, sorti le 30 octobre 1968, explose au box-office (6.828.659 spectateurs).

LE GENDARME EN BALADE
Le Gendarme en balade (Jean Girault, 1970)Pour Le Gendarme en balade (1970), la brigade de choc est à présent forcée de prendre sa retraite anticipée. Jean Lefebvre, plus ou moins rabiboché avec Jean Girault et Louis de Funès après s’être plaint d’avoir été coupé au montage du précédent opus, réintègre in fine la compagnie avec un rôle plus conséquent. Ce sera en revanche son ultime participation au sein de la saga : « Nous sommes restés fâchés très longtemps avec de Funès et je dois avouer que cela me faisait de la peine de voir que les autres Gendarmes se tournaient sans moi… Je garde de ces tournages des souvenirs de vacances. On filmait au mois de mai, à Saint-Tropez, alors que la foule n’envahissait pas encore les plages. On habitait au Byblos, on avait une vie de rêve… On travaillait, c’est vrai, mais on s’amusait aussi beaucoup. »

Michel Galabru, Jean Lefebvre et Louis de Funès sur le tournage du Gendarme en balade (Jean Girault, 1970) - © AFP

Un avis guère partagé par Geneviève Grad, qui décide de prendre son envol. La faute à une intrigue répétitive et ronronnante ? Possible… Dans une de ses rares interviews, Jean Girault répond à ces fréquentes attaques, et défend son art : « Mon cinéma correspond à mon état d’esprit, je me sens incapable de faire un drame, je n’aime pas les problèmes. Je trouve qu’on doit réserver les grands thèmes à l’usage de la librairie, il ne faut surtout pas les introduire dans les films. Le public cherche une évasion, c’est au cinéaste de la lui donner. Chaque film est une occasion d’exprimer notre joie de vivre personnelle. » Et, après tout, le succès est toujours là : sortie le 28 octobre 1970, le film rassemble un total de 4.870.696 spectateurs.

LE GENDARME ET LES EXTRA-TERRESTRES
Le Gendarme et les extra-terrestres (Jean Girault, 1979)En 1979, Le Gendarme et les extra-terrestres dépoussière en partie ses effectifs. Exit Jean Lefebvre (pour les raisons précédemment évoquées) et Christian Marin (qui n’est pas disponible). Place à Maurice Risch et à Jean-Pierre Rambal. À l’identique, Claude Gensac, retenue à Paris pour jouer au théâtre, doit céder sa place à Maria Mauban, ce qui perturbe (encore aujourd’hui) la plupart des spectateurs. Mais qu’importe ! Le film conserve l’esprit de la série, tout en surfant sur la nouvelle vague de science-fiction venue tout droit des états-Unis, et dont les auteurs se moquent ouvertement avec un plaisir non dissimulé. Après neuf ans d’absence, il convient par ailleurs de frapper un grand coup pour marquer le retour en fanfare du maréchal des logis-chef Cruchot. Et Louis de Funès en profite pour s’investir encore davantage. Il détaille à Robert Chazal, pour France-Soir : « J’ai travaillé avec Jean Girault et Jacques Vilfrid pour ce nouveau Gendarme. Je suis très content, ça y est. Je mets mon grain de sel. J’ai même réussi à m’insinuer (geste sinueux de la main) dans la direction d’acteur. Je bavarde avec mes partenaires et, sans leur donner vraiment des indications, je les mets dans l’ambiance. »

Louis de Funès sur le tournage du film Le Gendarme et les extra-terrestres (Jean Girault, 1978) - © Patrice Picot

Résultat : Le Gendarme et les extra-terrestres cartonne littéralement à sa sortie le 31 janvier 1979, et se classe numéro un au box-office de l’année avec 6.280.070 entrées cumulées, dépassant Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, Flic ou voyou de Georges Lautner avec Jean-Paul Belmondo, et Moonraker de Lewis Gilbert, le dernier James Bond interprété par Roger Moore. Cet épisode apparaît également comme le troisième plus gros succès de la franchise, derrière Le Gendarme de Saint-Tropez et Le Gendarme se marie. Un Gendarme et la revanche des extra-terrestres est, de fait, sérieusement envisagé (où la brigade, après avoir remis la soucoupe en marche, s’envolerait dans l’espace, voire à travers le temps, pour tomber nez-à-nez face à Napoléon, en 1815, en pleine bataille de Waterloo !). Las, le projet traîne. Conjointement, Louis de Funès se passionne pour un roman signé René Fallet, La Soupe aux choux, où il est aussi question… d’alien. Et une adaptation cinématographique étant sur le feu, on imagine assez mal une seconde invasion ovniesque sous le soleil de Saint-Tropez.

LE GENDARME ET LES GENDARMETTES
Le Gendarme et les gendarmettes (Jean Girault, 1982)La saga se poursuit alors avec Le Gendarme et les gendarmettes, ou le crépuscule de toute une époque. Atteint de la tuberculose, Jean Girault doit quitter le tournage afin d’être hospitalisé. Il ne reviendra plus et s’éteint le 20 juillet 1982. Louis de Funès, pour sa part très affaibli, est sous la surveillance permanente d’un médecin, et décède le 27 janvier 1983, quelques mois seulement après la sortie du film le 6 octobre 1982. Peut-être le Gendarme de trop ? Pas pour tous. Sophie Michaud, une des gendarmettes, se souvient de moments heureux, dont un certain nombre de virées nocturnes : « Nous sortions avec Michel Galabru, l’équipe technique, Grosso et Modo, Patrick Préjean… Michel Galabru orchestrait ces dîners où nous dînions très bien avec de bons vins. Il n’était jamais à court d’histoires à raconter. » Patrick Préjean confirme : « Nous étions une bande de copains. Grosso, Modo, Galabru… étaient adorables. Louis était plus réservé. Il fallait beaucoup de temps pour le connaître. Il nous a quittés au moment où nous étions en pleine confiance tous les deux. »

Louis de Funès sur le tournage du film Le Gendarme et les gendarmettes (Jean Girault, 1982) - © Patrice Picot
Louis de Funès et Élisabeth Étienne sur le tournage du film Le Gendarme et les gendarmettes (Jean Girault, 1982) - © Patrice Picot

Suite au départ de Jean Girault, c’est son premier assistant, Tony Aboyantz, qui reprend – tant bien que mal – le long-métrage en main. Mais le cœur n’y est plus. Et l’ambiance se ternit de jour en jour. Même Claude Gensac, lors du tournage, se dispute avec son époux adoré. La presse, bien sûr, ne se soucie guère de tout cela lorsqu’elle découvre  le film, et mitraille sec, à l’instar du magazine Première : « Ce genre de film témoigne du plus parfait mépris pour le spectateur. À force de bêtise crasse, de gags à six sous, de grimaces mille fois vues, et répétées ici avec une hystérie plus pathétique qu’amusante, voilà sûrement le plus difficilement regardable de tous les films de Louis de Funès. Maintenant, l’acteur peut bien tourner ce qu’il veut : il est sûr de ne jamais faire pire que ce Gendarme. » Ce sera, hélas, son dernier. Et le public lui aura été fidèle jusqu’au bout, avec 4.209.139 tickets vendus.

par Gilles Botineau et Jérémie Imbert

SOURCES :
Jean-Michel Chevrier, Jean Girault, natif de Villenauxe et cinéaste méconnu (ATEC, 2015)
Bertrand Dicale, Louis de Funès, Grimaces et gloire (Grasset, 2009)
Michel Galabru et Alexandre Raveleau, Les Rôles de ma vie (Hors Collection, 2016)
Claude Gensac, « Ma biche »… c’est vite dit ! (Michel Lafon, 2005)
Christophe Geudin et Jérémie Imbert, Les Comédies à la française (Fetjaine, 2011)
Jean Lefebvre, Pourquoi ça n’arrive qu’à moi ? (Michel Lafon, 1984)
Sylvain Raggianti, Le Gendarme de Saint-Tropez, histoire d’une saga (Flammarion, 2007)
Jean-Paul Girbal, La Saga des Gendarmes (documentaire – 52 mn – SND/M6 Vidéo)

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Louis de Funès alias Ludovic Cruchot devant le panneau Saint-Tropez - © Patrice Picot

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