Jacques Tati, la folle histoire de l’espace (partie 2)

Naissance du comique à travers l’utilisation de l’espace

Même si l’on dénombre quelques gags hérités du slapstick, le comique chez Tati est d’abord suggestif, nécessitant la participation active du spectateur. Utilisant l’espace sous toutes ses facettes pour construire ses gags, il distille dans ses films un comique formel d’une grande pureté, se rapprochant ainsi des principes esthétiques de la ligne keatonienne et de son éloge du beau.

Jacques Tati fait la part belle à la nature dans ses deux premiers longs métrages où il joue avec les éléments topographiques et naturels pour construire ses gags. La tournée à l’américaine de François dans Jour de te est en ce sens un véritable morceau d’anthologie du cinéma comique. Tati utilise tout le potentiel de son décor naturel. De la course de François après son vélo jusqu’à sa chute dans l’eau boueuse d’une rivière, mettant un point final à sa tournée à l’américaine, nous assistons à une succession de gags liés à l’espace. Malgré sa volonté d’atteindre la perfection du modèle américain et de dominer notamment les éléments d’ordre naturel, François est « écrasé » par son environnement. L’espace se fait « contrainte » : à cause du relief le vélo se sauve, puis le facteur doit affronter une succession d’obstacles qui l’empêche de se déplacer à sa guise.

Les Vacances de Monsieur Hulot (Jacques Tati, 1953) - © Les Films de Mon Oncle

Pourfendeur d’une société moderne entièrement mécanisée, Jacques Tati porte un regard amusé sur ce monde où le souci d’un espace fonctionnel peut parfois engendrer bien des désagréments. Dans Playtime, la longue séquence du Royal Garden montre à quel point un espace pratique et ergonomique peut devenir contraignant. Très vite, ce restaurant au look high-tech révèle ses défauts aussi bien dans la finition que dans sa conception. Le passe-plat se révèle trop étroit et oblige le cuisinier à passer les plats par la porte de la cuisine. Le maître d’hôtel stylé du Royal Garden essaye tant bien que mal de se déplacer dans le restaurant. Obligé de traverser la piste de danse pour atteindre les tables, il entame malgré lui une danse saccadée afin d’éviter une plaque du revêtement du sol qui s’était déjà collée à ses pieds précédemment. Dans Trafic, ce sont des hommes d’affaires qui se transforment dans le hall d’exposition désert d’Amsterdam en fourmis sauteuses pour éviter les fils des emplacements des stands.

Les Vacances de Monsieur Hulot (Jacques Tati - 1953) - © Les Films de Mon Oncle

Au sens propre comme au sens figuré, la rupture des frontières est au cœur même du cinéma de Tati qui, si elle sert à créer des gags, revêt également un aspect symbolique.
Dans Les Vacances de Monsieur Hulot, bien qu’il y ait une forme de spatialisation ouverte et harmonieuse, on ressent les premiers signes de fractures et d’opposition, notamment entre Hulot et le reste des vacanciers. Toujours décalé, Hulot n’est pas accepté par les gens de l’Hôtel de la Plage. Il essaye tant bien que mal de rompre cette frontière symbolique qui les sépare sans vraiment y parvenir. Léger, aérien, le héros tatique ignore les frontières. Tati part de ce trait de caractère pour construire certains effets comiques. Ainsi lorsque Hulot se propose de porter la valise de Mme Dubreuil, qui vient d’arriver à Saint-Marc, il se prend le pied dans une des marches de la porte d’entrée principale et traverse de part en part la maison. Mme Dubreuil a tout juste le temps de se demander où est passé Hulot que celui-ci est déjà dans le jardin. Au-delà du caractère comique de la scène, ce qui est frappant c’est de voir avec quelle facilité le héros tatique a traversé la maison. En effet, quand quelques scènes plus tard, Tati nous donne à voir l’intérieur de la maison de la vieille dame, on s’aperçoit avec étonnement qu’elle est extrêmement compartimenté et étroite, le cinéaste ayant pris soin d’occulter le déplacement de Hulot à l’intérieur de la maison afin d’accentuer l’effet comique. A nos yeux, Hulot devient alors une sorte de « passe-muraille », capable de traverser des espaces cloisonnés à la vitesse de l’éclair.

Playtime (Jacques Tati, 1967) - © Les Films de Mon Oncle

« Briser la glace » : c’est ce que fait Hulot dans Playtime en mettant en pièces la porte en verre du Royal Garden. En filmant ce gag en plan séquence, Tati renforce la puissance de l’effet comique en même temps qu’il fait basculer l’univers mécanique et fonctionnel de Playtime dans une autre dimension. En rompant la frontière, Hulot fait du Royal Garden un espace ouvert où l’on s’amuse et où tout le monde peut entrer. Il contribue ainsi à détendre l’atmosphère et à rapprocher les gens.

Tati a toujours porté un soin particulier au choix des décors de ses films. Sa fidèle collaboration avec le peintre-scénariste Jacques Lagrange, des Vacances de Monsieur Hulot à Parade, n’y est sans doute pas étrangère. En effet, les deux hommes concevaient les décors et réfléchissaient à l’architecture des différentes structures spatiales, dès l’étape de l’écriture du scénario. Dans Mon Oncle et Playtime, on retrouve ce comique formel qui naît de l’absurdité de l’architecture comme de certaines structures spatiales.

Barbara Dennek dans Playtime (Jacques Tati, 1967) - © Les Films de Mon Oncle

Avec Playtime, Tati reprend les conceptions architecturales du quartier neuf de Mon Oncle et nous plonge dans un vertigineux labyrinthe spatio-temporel. Paris est devenue une cité de verre et d’acier dans laquelle Hulot semble perdu. Que cela soit dans l’aéroport, l’immeuble de bureaux ou l’exposition « Strand », on retrouve les mêmes lignes géométriques et la même rectitude spatiale. Le cinéaste s’intéresse particulièrement à l’immeuble de bureaux, où une partie du rez-de-chaussée est occupée par des bureaux identiques constitués de cloisons amovibles. Les déplacements des gens épousent les formes spatiales, ce qui donne l’impression de voir d’étranges automates dirigés par la voix de la standardiste, placée au centre de l’espace.

Le héros Tatique semble bien mal à l’aise dans ses grands ensembles. Parti à la recherche de M. Giffard dans le labyrinthe spatio-temporel de l’immeuble de bureaux où les deux hommes se cherchent mutuellement sans jamais se rencontrer il ne le retrouvera que tard dans la soirée devant le Royal Garden. Hulot se met alors à errer, se démultipliant – dans l’exposition « Strand », un faux Hulot déambule lui-aussi-, passant d’un immeuble à l’autre comme s’il était enfermé dans un labyrinthe dont il ne pouvait sortir.

Playtime (Jacques Tati, 1967) - © Les Films de Mon Oncle

Clonage spatial (les appartements identiques de Playtime), transformation sonore (le bord de plage des Vacances de Monsieur Hulot transformé en champ de bataille) ou visuelle (un carrefour devient un manège enchanté dans Playtime) de l’espace, déformation optique de l’espace, jeux de transparence ou de reflets… l’inventivité de Tati n’a pas de limite et sollicite en permanence l’attention du spectateur, qui découvre une nouvelle facette de l’œuvre à chaque visionnage. Le cinéaste s’éloigne petit à petit du cinéma burlesque classique pour tendre vers l’abstraction et un comique poétique, dont l’émotion et le rire provient de la beauté des formes et de la complexité des transformations. En cela, son cinéma est empreint d’une profonde modernité. Il est à la fois le reflet d’une époque et totalement intemporel. C’est le monde de Tati.

par Yann Marchet

retrouvez aussi : Jacques Tati, la folle histoire de l’espace (partie 1)

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